Schizoportrait
Dans le cadre des échanges entre blogs du premier vendredi de chaque mois, échanges appelés «Vases communicants», nous avons décidé d'insérer une ronde. Cette ronde a été envisagée sur le thème de l'autoportrait. Hélène Verdier écrit chez un promeneur, le promeneur écrit chez Quotiriens, ce dernier écrit chez moi tandis que lignes bleues m'accueille à son tour. Autant vous dire que le plaisir, de donner et de recevoir différemment pour cette fois, est quadruple (et c'est une belle idée pour une ronde).
Ces échanges sont soigneusement consignés par Brigitte Célérier (@brigetoun) dans ce blog, ouvert à cet unique effet.
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Schizoportrait
Quand j’allume
la lumière de la salle de bain, c’est incontournable, je suis là
qui m’attends dans le miroir, avec le blaireau sur la tablette de
la salle de bain, la brosse à dents. Mon visage fait partie du
décor. Je l’y rase tous les matins, je le peigne aussi et puis je
passe un petit coup sur le lavabo. Certains jours, je n’y prête
pas plus attention qu’au savon. Mais parfois, je le détaille sans
bouger. Je le dévisage et l’image imperceptiblement se trouble, se
modifie jusqu’à devenir monstrueuse d’étrangeté. Celui que je
regarde (et qui est moi ?) m’hypnotise jusqu’au malaise. Les
téguments à terre, la chair d’éther s’évapore et l’os
affleure par endroits. Les traits s’estompent pour, à la fin,
montrer la réalité masquée. Au bout d’un long moment, frais et
dispos, je sors de la salle de bain rempli d’effroi.
J’ai mis du temps à
comprendre que ce n’est pas mon image qui, à trop la scruter, me
fait peur, mais bien l’inverse. Oui, cette image qui me regarde,
mon double sur le tain, c’est moi qui la terrorise. Petit à petit,
j’ai ressenti le même rejet de mon visage que celui de mon image
sur le miroir ; je ne supporte plus ma vue. Dès que je passe
devant une surface réfléchissante, je baisse les yeux ou tourne la
tête. Quand, par inadvertance, mon regard croise un miroir ou une
vitre, je m’effraie. Ne pouvant plus supporter l’image projetée
de mon visage comme un crachat vers l’autre ou vers moi-même, j’ai
pris le bélier par les cornes. Je suis passé par les lames acérées
d’un chirurgien plastique pour changer ce visage qui me donnait la
nausée. Soi disant méconnaissable, j’ai, de mon point de vue,
toujours la même arête de nez dans le coin inférieur interne de
mon champ de vision. Maintenant, l’image que me renvoie le miroir
est celle d’un étranger très laid. J’ai peur qu’au fil des
jours je vais finir par m’y habituer. En attendant, mon nouveau
visage et moi, nous nous ignorons. C’est supportable et je ne vois,
dans le miroir, qu’un lobe d’oreille à curer, une moustache à
raser, une rangée de dents à passer au fil.
Jusqu'au jour du
premier phénomène, dans une galerie de musée à Munich - depuis,
par trois fois j’ai relié mon visage. Je déambulais donc devant
les toiles jusqu’à m’arrêter devant un portrait grandeur nature
qui m’attira ; celui d’Albrecht Dürer, l’autoportrait de
1500 si connu où il s’est représenté en Jésus-Christ. Mon
regard rencontra celui du modèle qui me dévisageait depuis la
toile. Il m’a fallu un moment pour définir le malaise que
j’éprouvai devant cette toile. Comme devant le miroir, il me
regarda fixement jusqu’à ce que son visage se mette à bouger, à
se transformer. Ne ressemblant ni à Dürer ni à Jésus, je reconnus
néanmoins certains de mes traits dans ce visage, sur cette toile. Le
regard, sérieux, un nez qui s’impose, une bouche dessinée qui se
superpose et se noie dans la barbe que je ne porte pas. Médusé,
troublé par l’intensité de ce regard, je remarquais l’alchimie
du miroir se développer. Progressivement, les traits du modèle
s’estompèrent, se modifièrent sous mon regard soutenu par le
sien, jusqu’à la conviction que mon visage d’avant la chirurgie
destructrice prenait la place de celui de Dürer. J’eus un
étourdissement qui m’obligea à m’asseoir et on me fit sortir
pour m’aérer et reprendre mes esprits que je mis sous le bras avec
mes cliques et mes claques et mes jambes à mon cou.
Alors que j’avais
oublié cet épisode dürerien que le quotidien avait recouvert d’un
voile opaque, un phénomène identique se produisit plus tard. Dans
les allées sombres qui jouxtent les vastes salles du musée d’Art
de Chicago, je m’étais arrêté devant le non moins célèbre
autoportrait de Jean Baptiste Siméon Chardin datant de 1775. A le
scruter de près, le nez près de la vitre protectrice, mon visage se
superposa à celui du peintre. Son regard flou m’engloba au point
que nos besicles fusionnèrent. Progressivement, l’œil gauche
derrière les verres, l’arrondi du nez un peu brillant, l’ombre
d’une barbe d’un jour, comme au fond du bac quand naît l’image
incertaine sous la chimie du révélateur, mon visage apparut parmi
les traits du peintre…Collé à son image, je dus abandonner la
pellicule de mon visage aux tons veloutés du pastel quand un gardien
me demanda de m’éloigner de la toile. Je fis, sans un regard en
arrière, volte face et filai vers la sortie sans demander mon reste.
Je vous l’ai dit, par
trois fois le phénomène se produirait, un autoportrait célèbre
volerait mes traits (ou bien mon visage parasiterait celui du peintre
sur la toile ?). Lors de l’exposition Courbet, au Grand Palais
à Paris, une des premières toiles exposées était l’autoportrait
dit « désespéré ». Le peintre, jeune, le cheveu en
bataille, se prend la tête entre les mains et roule des yeux
terrifiés. Le phénomène de fusion vint à nouveau me prouver ce
lacanisme que ce qui fait la visibilité du voyant
est le regard comme objet a
- objet invisible qui se trouve au fondement de la visibilité: qui
rend le sujet percevant en objet perçu. Perdu dans cette réflexion
obscure, je regardais l’autoportrait d’un autre qui m’avait
peint, je me percevais en lui. Alors le regard des autres autour de
moi, sur mon autoportrait qui nous faisait face, me glaça.
Allaient-ils reconnaître, parmi les spectateurs, celui qui, sur la
toile du miroir, se transformait en moi ?
Tout cela vous semble
confus ? Je sais, c’est à n’y rien comprendre. Depuis que
je ne peux plus me voir en peinture, j’ai fui les galeries de musée
comme les miroirs. Je vis enfermé chez moi, évitant de sortir
autant que possible. J’ai enlevé les miroirs, mis des rideaux aux
fenêtres, couvert l’inox de peinture pour protéger mon regard de
mon image. J’ai enfin un peu de répit et même, par moments, j’ai
du mal à me rappeler ce visage qui m’habitait. Je vieillis
lentement et me demande ce qu’il advient de mes traits. Serais-je
capable de me reconnaître encore ?
Mais l’autre jour, on
a sonné à la porte…
Quotiriens
...
les tableaux nous regardent et nous aspirent (les autoportraits sont des doubles) : la modification se fait insensiblement - les vampires fuient les miroirs - et vous la peignez de main de maître.
RépondreSupprimerUn effet involontaire veut que ces portraits se détachent littéralement de l'écran, lequel écran aurai-je désormais du mal à ouvrir sans une certaine appréhension !
RépondreSupprimerOn se figure avoir un visage qui laisse apparaître ce qu'on voudrait être, mais quand on se dévisage, on ne reçoit en pleine poire que l’instantané qui disparaît à peine entrevue de l'image d'un être qui meurt et ses multiples visages qu'à lui même, il cache. Le tain du miroir est impitoyable pour les visages sans teint , les regards éteints. Même, le grand Dürer, toujours sur la brèche pour parfaire ses connaissances et son art et son image savait que nul ne pouvait durer . Il se peignit, dans un carré magique, en Christ, viatique pour l'éternité, vœux pas si pieux puisqu'on continue à aimer le voire en peinture.
RépondreSupprimerJe compatis à votre souffrance, après vous être identifié à Dürer, reconnaître votre visage dans celui de Chardin a du vous donner le sentiment d'avoir un abat-jour sur la tête. Toujours amoureux des coups de pattes géniaux des artistes de la pâte picturale , vous allâtes voir, courbé et tête basse, l'exposition au grand palais, ce fut la révélation de la naissance de la psychose hallucinatoire. Vous ne vîtes plus qu'une solution , vous enfermer chez vous et admirer sur des revues, le travail des pâtes au logis.
N'envisagez vous point de faire bonne figure en usant d'un stratagème, abandonnez l'art figuratif, focalisez vous sur l'art ab-strait.
La schizophrénie a ses avantages, en voiture par exemple, quand je double, inconsidérément, le schizo freine.
J'ai bien aimé de billet , pas si confus que vous le dîtes pour décrire un imaginaire état confusionnel. Une allégorie pour dire que quoiqu'on fasse, qu'on se rase ou qu'on se promène dans les musées les plus prestigieux , on ne regarde , jamais que soi, on se court beaucoup après dans une poursuite/fuite de peur de se rencontrer...
une sidérante, dévorante, totale incarnation de l'amour de la peinture
RépondreSupprimer@tous: Quotiriens rencontre des difficultés pour répondre à vos commentaire. Toutes nos équipes sont à l'oeuvre pour un retour à la normale dans les prochaines heures !
RépondreSupprimertrès certainement ce texte mériterait une petite place au côté d'Edgar Poe. Trois fois, ... nombre maqique ce trois. Trois fois "je est un autre". Chers musées, chers visiteurs, nos amis. amicalement Jacques D
RépondreSupprimer@ Dominique Hasselmann : gratter la croûte la où ça fait mal.
RépondreSupprimer@ Dominique Autrou ( !) : et mettez vous à la place de cette pauvre Mona Lisa qui en voit défiler des milliers chaque jour devant elle (depuis des siècles)…
@ Patrick Verroust : j’ai eu un choc de ce genre, en regardant une toile de Francis Bacon qui, comme toutes ses œuvres, était protégée par une vitre (distanciation/protection du regard contre l’œuvre et/ou inversement). J’ai vu apparaître ma silhouette aux côtés des corps torturés sur fond rose. Comment être intégré dans une œuvre (faute de l’intégrer).
@ Louise Blau : nain de maître
@ JD : trois petits tours, trois fois merci.
La fréquentation bien moindre que la vôtre des peintres ne m'a , jamais causé un tel choc. Par contre , j'ai ,souvent le sentiment, de me promener de tableau en tableau au milieu de figures qui m'interpellent. J'ai l’impression d'être au milieu d'une foule qui m'interpelle. Il m'arrivait,fréquemment, quand les entrées muséales étaient libres ,d'aller voir une toile, une seule.
RépondreSupprimerLa vie a fait que je n'ai pas pu acquérir les toiles qui me possédaient, elles se sont intégrés au plus profond de moi.Je les vois de l'intérieur. La plupart étaient de peintres qui n'étaient pas encore connus, acquérir une de leurs toiles était possible, question de choix de vie....Je connais,sans l'avoir cherché,l'itinéraire de quelques unes d'entre elles....Vous vous projetez, j’intègre...Voilà des cheminements fort différents, pourtant , nous avons l'un et l'autre la capacité à déclassifier à casser les codes, à échapper au formaté...
Magnifique texte ! Je ne peux m'empêcher de penser à Arthur Rimbaud écrivant : " JE est un autre "
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