Au filtre des temps ordinaires

Le 2 juillet 2009 François Bon, suite à un échange avec Scritopolis, lançait l'idée des vases communicants:

«Et si, le 1er vendredi du mois, on lançait l’idée d’un grand dérangement : chaque premier vendredi du mois, chacun écrirait sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations ? ... Vous en pensez quoi ?»

L'affaire a fait son chemin et aujourd'hui j'ai le plaisir d'accueillir Louise Blau, venue écrire en regard d'une de mes photos, tandis que je suis allé faire un tour loin de la route sûre.
La liste des participants est consultable sur ce blog, mis à jour par Brigitte Célérier.


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Au filtre des temps ordinaires







Une image en vert et bleu. Bleue comme la nuit, et tant de vert en nuances modelées par la lumière sur le feuillage des arbres. Un paysage surréel, un lieu où elle n'est jamais allée, un plan d'eau noire où se reflète le ciel, un infini sans premier plan qui est pourtant ce point d'où fut prise la photo répondant au mirage du miroir. Un paysage qui prend ainsi valeur d'archétype pour elle, sans que rien, ou presque n'accroche son regard ; pas d'odeurs véhiculées par sa mémoire et que pourtant elle devine – une odeur d'eau douce et d'herbes humides peut-être — dans la fraîcheur d'un soir d'été ignorant encore la canicule qui bientôt va s'abattre et tout changer. Le jaune percera dans le vert, sans un souffle de vent, et le bleu implacable du ciel viendra tuer les nuances (elle n'aime que les ciels gris). Bourdonnements de mouches, moteurs de voiture, un train peut être qui passera par là, mais les oiseaux se tairont accablés. Permanence du lieu rassurante mais factice.
Là sous ses yeux, si peu de de trace humaine et c'en est presque inquiétant. Un filet ocre dessiné par la berge et les traces d'un champ ; sur la montagne, quelques champs à nouveau, une ligne oblique qui masque un ravin, un sentier ? Mélange de feuillus et de résineux qui disent l'intervention humaine, dans un paysage qui a presque perdu sa dimension chronologique, son histoire, mais des temps géologiques, des temps climatiques, des saisons qu'elle tente d'imaginer.
Plus que la marche ou la voiture, elle aime le bateau ou le train. Le paysage défile,  les impressions de couleurs viennent se lover dans sa mémoire pour mieux s'imposer, imprévisibles et c'est finalement le surgissement des odeurs associées qu'elle respire, même à travers la vitre comme sur une photo. Le regard seul mobilisé elle sent, elle ressent en elle ce croisement de la mémoire emmagasinée et de la mémoire en construction.
Première  génération – la sienne – à quitter la montagne pour rejoindre la plaine, dans la suite sans Histoire de ceux qui n'ont laissé (au cours des deux derniers siècles, car avant ?) que quelques noms dans les registres de baptême et de décès, elle cherche dans l'eau-miroir le reflet de ces vies et de la sienne propre, résultat d'une suite ininterrompue d'accouplements, de soins à l'enfant né ou à naître – car elle pense en cet instant à la transmission charnelle de l'enfantement, de la voix, du lait que l'enfant, de sexe féminin donc, soit en mesure de se reproduire. La mère, de la mère, de la mère... Et sa présence là, miraculeuse de hasards et de fragilités, dans la contemplation d'un paysage.
Coupable d'avoir laissé les rives du cours d'eau où elle est née, elle calfeutre son errance dans les maisons, la ville, le paysage, qui lui font comme un "rassurement".
Lorsqu'elle regarde ces miroirs d'eau ridulée, il y a en elle comme une crainte. Elle aime nager : brasse coulée, aspirer, bloquer, souffler, elle pourrait nager des heures mais cette eau noire, ces fonds qu'on imagine abyssaux, frôlements de branchages et de poissons, barques et vaisseaux fantômes, ces craintes irrationnelles, et l'eau glacée, et quelques relents de vase qui viennent se coller sur sa peau blanchie par le froid, malgré le bronzage...


Eté 2007. Tour du lac de Naussac. L'ouverture des vannes du barrage a créé quelques zones de délaissement, dépourvues de végétation et d'eau. Sol et sable granitiques, odeur métallique comme le sang de la pierre pierre chauffée au soleil dans un ciel bleu sombre semé de cumulo-nimbus, lumière tranchante, épilobes roses en grappes dressées. Sur le sol, une botte d'enfant en plastique caoutchouc blanc (pointure 27 ?) comme on en portait, autrefois. Sous l'eau, invisibles, les ruines du village englouti par le lac artificiel. Les vivants et les sépultures des morts ont été déplacés.
L'homme, devenu adulte, raconte les souvenirs du lieu. À ses pieds la chienne à trois pattes – la quatrième n'a pas résisté à une chasse au sanglier qui sera l'objet d'une épopée mille fois racontée – attentive, si follement attachée à son maître, écoute la voix familière.
Le vieux paysan, dit-il, aimait s'arrêter dans le bistrot du village, une minuscule pièce en haut d'un escalier de pierre, aux fenêtres des rideaux au crochet, une cabine téléphonique qui sentait le tabac, et le claquement sur la table collante de graisse et de crasse, des jetons de bois, rectangles de différentes tailles et couleurs pour compter les points de la partie de  belote. Verre après verre, le vieux rentrait à la ferme légèrement éméché, malgré le vin à 9°5.  Veuf, mais pourvu d'une fille attentive, il rendait des comptes, penaud, et elle surveillait ses allées et venues. Perché sur son char à bœuf, sur un chemin tortueux, il allait de son champ à la ferme en passant par le village. Un raccourci à travers champ, il avait alors le temps de boire un  «canon» de vin (mot-souvenir de grognard ou de poilu ?) et les bœufs connaissaient le chemin. Elle reconstruit ses souvenirs en écoutant l'homme, comme le faisait la chienne.


Temps ordinaire, dit-il. Temps ordinaires, pense-t-elle, ainsi faits de cailloux-souvenirs  et de mémoire en action, surgissements, télescopages, échanges, don et contre-don des souvenirs partagés et reconstruits, qu'elle cherche avec une inlassable curiosité, comme on cherche à capter le rayon vert du soleil à la rencontre de l'eau, là, sur la ligne d'horizon – il se trouve toujours quelqu'un pour donner une explication  scientifique qu'elle s'empresse d'oublier lui préférant l'irréalité des mondes intérieurs.




Hélène Verdier


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Commentaires

  1. au plus juste de l'image, et des scintillements qui émanent des objets, des choses, des gens, vivre ainsi donc, s'enrichir dans l'écho des mots (le "canon") inventer, inventorier les images en un savoir rigoureux mais destiné à l'usage privé et poétique. Tout en germe dans tout. Merci Hélène

    Jacques D

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  2. Et dans le semoir, on ne sait jamais quel sera le résultat de la germination, merci
    HV

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  3. Au bord des rives et dans le flux lui-même des raccourcis ou des téléscopages : image(s) comme à la Roger Caillois.

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