Dans une vie antérieure

Dans une vie intérieure j'aurais aimé être un écureuil. C'est tellement plaisant de grimper sur l'une de ces plantes magnifiques qui étayent son biotope, puis de sauter de l'une à l'autre sans préjudice pour telle ou telle ramure, dans une ambiance de saine animalerie. Sans parler du reste. Le sens de l'équilibre.






Et puis après tout, ce souhait, s'il n'en était pas un ? S'il s'agissait vraiment d'une réalité ? Quand on s'en tient au visage que je vois régulièrement dans la glace (ici, soyons franc, inutile de le regarder bien souvent, n'ayant plus rien à vendre depuis longtemps il est vain de fignoler et je suis encore capable – en dépit d'un âge que les fâcheux considèrent comme avancé – de déterminer, d'un simple geste de la paume, si tout est d'équerre), si l'on s'en tient là, donc,




à cet aspect minéral découpé (ne pas se fier aux yeux globuleux; préférer la bouche et son travers), découpé par les ombres issues d'une vive clarté – une vive flamme ? – non, rien ne dit que la vie intérieure n'existe pas, déclinée en plans temporels accessibles aux seuls spectateurs, ceux-ci parfaitement uniques et reconnaissables entre tous. Une sorte de voyage dans le temps qui abolit la notion même de temps. L'espace, oui, incontestablement. Mais tous ces plans immémoriaux sont à niveau pour qui sait voir. Il suffirait de changer de vague (d'époque, de style, de continent). J'entends déjà le bruissement léger des interférences: Ici, l'onde...




Je me suis trouvé autrefois (une vie extérieure) dans la situation d'avoir une promotion. Mon patron me proposait de l'avancement, l'accession à un grade supérieur. Après un discours bref (et certainement viril, dans son esprit) il me complimenta: — Toutes mes félicitations, Dom A. («mon vieux» c'est dans les doublages des films américains) et puis il quitta mon bureau. Il me félicitait de mon accession à un niveau de pouvoir accru dont il était le seul responsable. Je ne lui avais rien demandé et il n'avait dû négocier avec personne. À vrai dire il se félicitait lui-même en public, ce con, c'est sans doute ce qui expliquait le brillant de son œil et la sécheresse de celui de sa secrétaire. Mais c'était peut-être une coutume linguistique de la firme, l'acquisition de ce «nous» de majesté.
Observez comme ces singes vivent à plat, tétanisés par le temps (qui passe, évidemment). Voyez cette course à la possession (la femme, les enfants, le travail, la voiture et puis on a fait le tour ou à peu près; des livres, oui, mais ceux qu'on trouve accroupis dans les vitrines), ne rentrons pas dans leur jeu. Esquive ! Pas d'attaque frontale, on se heurterait à un reflux gastro-œsophagien désordonné, brutal. Jouer leur jeu, éventuellement; la montre, donc. Ils en connaissent un rayon et ce sera pour eux comme une diversion. Ne critiquez surtout par leurs dieux, ils vous tueraient.





Viadéo, LinkdIn. Facebook, Twitter. Voici les nouveaux vastes champs du Ciel. On prend rendez-vous, bien sûr. Au hasard (et parce que je les ai sous la main, croyez-moi sur parole je n'ai touché à rien):

François Rabelais: «Mais voicy la maniere comme i'entendz que nous disputerons: ie ne veulx disputer pro et contra, comme font ces sotz sophistes de ceste ville, et de ailleurs. Semblablement, ie ne veulx disputer en la maniere des academicques, par declamation, ny aussi par nombres comme faisoit Pythagoras, et comme voulut faire Picus Mirandula à Romme. Mais ie veulx disputer par signes seullement, sans parler: car les matieres sont tant ardues que les parolles humaines ne seroyent suffisantes a les expliquer a mon plaisir. Par ce, il plaira a ta magnificence de soy y trouver, ce sera en la grande salle de Nauarre, a sept heures du matin.»1

Ou alors, Isidore Ducasse (conte de Lautréamont): «Le fantôme se moque de moi : il m’aide à chercher mon propre corps. Si je lui fais signe de rester à sa place, voilà qu’il me renvoie le même signe...»2

Toujours le même: «Je ne puis m’empêcher de rire, me répondrez-vous ; j’accepte cette explication absurde, mais alors, que ce soit un rire mélancolique. Riez, mais pleurez en même temps. Si vous ne voulez pleurer par les yeux, pleurez par la bouche. Est-ce encore impossible, urinez ; mais, j’avertis qu’un liquide quelconque est ici nécessaire, pour atténuer la sécheresse que porte, dans ses flancs, le rire, aux traits fendus en arrière.»3

Et encore, Guy Debord: «Les idées s'améliorent. le sens des mots y participe. Le plagiat est nécessaire. Le progrès l'implique. Il serre de près la phrase d'un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l'idée juste.­»4

Voyageons !





...

Notes:
1- Pantagruel - Livre II Chap. XVIII chez L. Jacob, 1852 p.153
2- Les chants de Maldoror, chant quatrième Corti 1979 p. 271
3- ibid p. 254
4- La Société du Spectacle, thèse 207



Commentaires

  1. Pas un écureuil en cage, je suppose.
    Faire le tour de sa chambre : elle est carrée comme le monde.

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    1. J'aime bien ce terme désuet de "carrée".
      Il n'est pas interdit de prendre le "dur" de temps en temps, pour en changer.

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  2. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

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  3. Gilbert, désolé j'ai supprimé votre message par erreur (!) mais vous remarquiez, à peu de choses près, la vie intérieure de cette terrasse aux dalles moisies.
    Je réponds donc que les pas perdus ne le sont pas pour tout le monde.

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  4. L'écureuil a des noisettes en forme de lettres : ses références croquent sous les yeux et les photos retombent sur leurs pattes.

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  5. C'est un écureuil à lunettes ! (comme le serpent: d'écailles)

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  6. Alors-là, faut que j'y retourne, j'ai rien compris à rien... ma tête quand je te lis ressemble beaucoup à celle du petit bonhomme en pierre de la 2e photo... je suis un peu moyenâgeuse dans ma tête.

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    1. Je ne sais plus qui a dit ceci: «celui qui ne comprend rien comprend mieux que celui qui comprend mal» ;-

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