L'argument Strasnoy

Nous étions convenus de nous attendre sur le parking du pépiniériste de Mareuil. Anna connait mon amour pour les belles plantes et mes dimanche après-midi commencent toujours par une promenade dans cette forêt miniature ouverte sept jours sur sept.

— Vous venez ? Ne vous inquiétez pas s'il n'y a pas de ceintures, la bagnole est en cours d'homologation et de toutes façons je ne roule pas vite. Et puis vous savez, quand ils voient une voiture pareille, les autres ont plutôt tendance à ralentir.
— Mais je ne m'inquiète pas pour ça, c'est surtout l'heure qui m'ennuie. Je viens de voir qu'il y a un accident sur la 104 et la sortie vers l'A86 est complètement bouchée. Nous ne serons pas à l'heure !
— Arrêtez de vous agiter sur votre portable et montez. On va passer par Chelles. On a largement le temps.

Anna changeait de voiture tous les quatre matins. La banlieue de Meaux, traversée par la défunte Nationale 3, était riche en garages un peu glauques, tenus par on-ne-sait-qui mais pas forcément des nullards, et toujours bien achalandés en vieilles caisses. Anna aimait les voitures, et ceux qui s'en occupent. Une amoureuse du manche, en quelque sorte.




On a donc traversé Noisy-le Grand pour ensuite passer la Marne et remonter vers Nogent par le pont de Bry. Il n'y avait pas d'autoradio mais le chant du moteur se suffisait à lui-même respiration douce et sans à-coups plutôt fluide interminable.

— Il faudra qu'on aille à la Cité voir l'expo Grappelli, hein ?
— Oui, mais ce n'est pas Grappelli, c'est Django Reinhardt. Vous  voulez bien enlever votre main ?
— Ah oui, nom d'un chien je fais de drôles de confusions. Vous savez, c'est  à cause d'un nouveau médoc, la liste des effets indésirables est épatante; vous voulez que je vous la lise ?
— On arrive bientôt, Dominique.
— « ... un comportement impulsif, insolite pour eux comme une attirance compulsive pour les jeux d'argent, une augmentation du comportement impulsif (ils ne se sont pas relus ?) et/ou des pulsions sexuelles» C'est dingue, non ?
— Oui, c'est dingue; ça ne va pas vous arranger; vous avez vraiment besoin de ces trucs-là ? Il n'y a pas une autre solution ? Tenez, on est presque arrivés...





On s'est garés devant le Pavillon Baltard. Les vigiles, n'ayant d'yeux  que pour la traction, nous ont laissé rentrer. Le concert s'appelait «Odyssée», une création d’Oscar Strasnoy. Il parait qu'il avait dû travailler jusque tard dans la semaine pour obtenir les effets de voix souhaités. En tous cas ces sifflements, murmures et chuchotements qui tournaient aux balcons par dessus les percussions auguraient sans peine de la difficulté du chemin à venir. Les chanteurs de Roland Hayrabedian utilisent  toujours un diapason qu'ils se collent sur le crâne avant d'intervenir, et cela leur donne un air mystérieux et un peu idiot, comme s'ils cherchaient une sirène perdue dans cet océan de bruissements.




Pourtant à la lecture du livret (Alberto Manguel), dès le début,

Narrateur
Nous allons vous raconter l'histoire d'un homme
Narratrice
Que les dieux empêchent de rejoindre son foyer
Narrateur
Le début de cette histoire est la guerre
Narratrice
La fin, également.

nous étions mis en garde, et devions demeurer aux aguets. Sous tension. Les vagues sonores des synthétiseurs s'entremêlaient au niveau de nos têtes, nous étions comme les okar matérialisés par des noeuds de bois que l'on peut voir au Musée de l'Homme, et qui servaient aux Polynésiens à naviguer parmi les atolls.




Il faisait encore jour en sortant, Anna tenait à ce qu'on prît un thé quelque part. Le plus simple, a-t-elle dit, était encore d'aller chez sa tante qui habitait une maison sur le quai d'Artois, précisément sous le viaduc de Mulhouse. A cette idée mon cœur fit un tollé tachycardique. Encore les médicaments, pressentai-je. Au moins n'y aurait-il pas besoin de prendre une barque, ainsi que nous l'avions fait naguère pour aller sur l'île d'Amour.

— Mais quoi ! Vous êtes encore tout pâle. (Ce disant elle s'était approchée de ma joue, à la toucher.)
— Vous savez que j'ai de trop bons souvenirs, par ici. Et regardez donc où vous allez, il y a beaucoup de circulation, faites attention à votre route.
— N'allez pas me dire que vous pensez encore à cette grue, c'est insensé !
— Mais non, mais non. Je ne suis pas si sentimental, pensez. Et puis c'est une vieille histoire. Et ce n'était pas une grue.
Elle s'approche encore plus, murmurant dans mon cou: — Vous êtes un imbécile.




La tante en question s'était absentée pour la semaine. Heureusement, Anna avait pris les clés. Une précaution qui semblait très correctement huilée, à bien réfléchir. Nous avons regardé toutes les photos qu'elle collectionnait, certaines non encore rangées, aurait-on dit. Il y avait là la fameuse suite de danses de Fugari, les négatifs d'Otrante et ceux de Marshall.

— Elle devait avoir une sacrée fortune, votre tante, pour constituer cette merveille !
— Mais non, Dominique, vous savez bien, je vous l'ai répété plusieurs fois, elle a eu de nombreux amants, voilà tout.
Ensuite Anna m'a invité à dîner au Magnolia, en haut de l'allée des Tilleuls. Et puis nous sommes retournés quai d'Artois. On a commencé par lire un peu.




Le lendemain, branle-bas, je décidai d'un retour (dare-dare) à Meaux. J'avais oublié un rendez-vous important chez un voisin neurasthénique. 

— Comme par hasard !... On dirait vraiment que vous le faites exprès. J'avais toute ma semaine, on pouvait rester ici et se promener à Paris. 
— C'est vrai, mais si votre tante rentrait, on aurait l'air fin. Et puis rien n'empêche de faire l'aller-retour, non ? 
— Vous me prenez pour un taxi ? 
— Ce n'est pas ce que je voulais dire. Excusez-moi. Mais il faut aussi que je revienne chez moi. Un peu comme Ulysse, si vous voulez, en moins périlleux. Et puis, soyons honnêtes, je n'ai pas sa carrure. 
— Comme vous voulez. J'espère que ça ne vous ennuie pas de prendre le train. 
— Bien au contraire. J'adore le dur. Il me rappelle toujours ma jeunesse, quand je faisais l'aller-retour tous les quinze jours pour la Bretagne. Mais, dites-moi, si nous allions d'abord nous promener dans Nogent ? J'y ai vécu longtemps, figurez-vous. Enfin... au Perreux, juste à côté. 
— Vous vous foutez de moi ? Vous êtes sûr d'avoir rendez-vous à Meaux ? Pourquoi avoir pris vos médicaments avec vous, dans ce cas, si vous ne pensiez pas rester un peu ici avec moi ? Vous me continuez la lecture, ou je me fâche ?







...

Commentaires

  1. (... ravissantes, ces berges moussues et feuillues qui surplombent les eaux vertes)

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  2. Ah, ces balades en voiture (traction avant) et ces concerts (traction capillaire)...

    C'est comme un petit film : et la lecture à continuer, c'est celle que l'on lit, non ?
    Avec jolies photos à l'appuie-tête !

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  3. Je me doutais que ton oeil ne resterait pas en suspension au regard de cette traction terrestre.

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