Liste des départs indispensables

Voici venu le vendredi des «vases communicants».

Nous élargissons la ronde inaugurée en décembre dernier avec les participants suivants (départ... libre):
J.W. ChandangrekquotiriensJean-Pierre BoureuxHélène VerdierÉlise L.

Un grand merci à tous, plus spécialement aujourd'hui à quotiriens, je le reçois ici avec plaisir, et à JP Boureux, qui m'accueille, pour leur confiance, leur compréhension bref leur amicalité.

(... et à B. Célerier, incomparable recenseur / analyste du phénomène et blogueuse, par ailleurs.)


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Il est écrit ou entendu souvent que les arrivées sont plus appréciées que les départs qui les motivent. 
Je n’aime pas les départs, ce que j’aime ce sont les arrivées. Je n’aime pas partir mais j’aime être parti, etc…
Dans la sémantique du voyage, le départ est comme l’introduction, la parenthèse qui ouvre l’aventure. Vite oublié. Il représente l’action qui enclenche le mouvement, comme la roue motrice de la locomotive fait démarrer l’ensemble du train. Mais l’épaisseur du départ ne tient-elle pas dans sa genèse et sa préparation ? Il y a, assurément, une excitation palpable dans la préparation à un départ, les piles de vêtements alignées militairement sur le lit qui attendent sans broncher l’inspection finale avant embarquement dans la valise, la pile des élus qui seront portés le jour du départ et pour le Voyage, le temps passé dans les livres et sur les cartes à peaufiner l’itinéraire, les haltes, les attractions qui émailleront le séjour. Les motivations d’un départ sont, en elles même, l’essence, voire la quintessence du voyage.
Longue est la liste des endroits encore à visiter qui, par un phénomène complexe d’anticipation ancré sur des souvenirs d’images, de lectures, parfois de films, mettent la nostalgie anthume à l’âme, comme l’eau est mise à la bouche ou la larme à l’œil. Je n’y suis jamais allé mais j’en ai tant rêvé. Un jour, peut être…
Jetées sans ordre, les images précipitées qui se présentent matérialisent un lieu, une ambiance, une envie, ma liste (non exhaustive) des départs indispensables:

- Syracuse, pour la chaleur dans la voix d’Henri Salvador comme dans celle de Jean Sablon — et Kairouan —  aussi pour sentir le coup de pied de l’Italie faire trembler l’île;
- Lhassa, pour l’altitude et le froid, le tintement cristallin d’une cloche au loin, un bonnet en peau de yack enfoncé sur les yeux et un bâton — comme Alexandra David Néel et Tintin — trouver la lumière et Tchang, vivre centenaire là où les monastères sont des montagnes et où le Yéti pleure;
- Au pied du Kilimandjaro, crème glacée au micro-ondes, chercher le roi lion poursuivi par John Wayne juché sur le capot d’un vieux truck déglingué, brandissant son lasso au bout d’une perche interminable, sous le regard circonspect d’une troupe de girafes aux antennes poilues ridicules et à la langue pâteuse;
- Anchorage, pour Jack London et croc blanc, into the wild, les ours bruns puis les blancs, la mousse et les moustiques, les amoncellements de troncs flottés — forêts entières échouées qui rendent les plages inabordables — les kayaks de mer dont n’importe quel monstre marin local ne fait qu’une bouchée, le reflet des pics enneigés dans le noir d’un océan sans fin dont les bords cachent des forêts d’algues sous-marines où les orques chassent les phoques qui chassent les saumons qui pullulent;
- Au nord de Reykjavik, parce qu’imprononçable, voir les Inuits aux lunettes de soleil à une fente qui vous voient de travers, les jours sans nuit et les nuits sans jour, Paul Emile Victor à la recherche d’un Malaurie emmitouflé dans une peau de bœuf musqué et quand enfin il le trouve, lui dit : — Docteur Malaurie, je suppose ?, les harengs saurs et d’autres ours polaires, le vert spectral d’une aurore boréale dans le ciel glacé;
- Tahiti, pour Gauguin, les fleurs à l’oreille des femmes à moitié nues, le soutien-gorge en noix de coco et les cheveux noirs interminables qui cascadent sur leurs fesses vibrantes, les pirogues avec flotteur latéral, les eaux transparentes, les harpons de bois à ailettes, les ailerons qui patrouillent, les soirées devant un feu sur la plage, le nez à l’horizon vers où sont partis les ancêtres ériger, en plein milieu de l’océan à des mois de navigation, des bustes de géants qui pointent leur nez (que dis-je, leur nez…) vers l’horizon;
- Les Nouvelles Hébrides, parce qu’elles sont nouvelles et aussi lointaines (où sont-elles déjà ?) — c’est comme les nouvelles galeries, je les ai toujours connues mais un jour, elles ont dû être neuves —;
- L’île de Kilda, la plus éloignée des Hébrides, pour son passé (elle n’est pas nouvelle, elle) et l’autarcie de ses anciens habitants, nourris d’oiseaux de mer, de fous de Bassan - albatros travestis blonds maquillés de frais, de macareux rieurs, de moutons préhistoriques, les falaises déchiquetées constellées de guano, une boîte à lettre en vessie de mouton hermétiquement close laissée en marée restante vers les côtes d’Irlande, les maisons de pierre ramassées en ligne dans les landes rases balayées par les vents furieux, et comme seul avenir, l’infini;
- Florence, pour l’amalgame de ponts et dômes aux couleurs de terre de Sienne, la vue sanguine des toits de la chambre avec vue, ses musées aux coupoles, David impudique y toisant la pudique Vénus botticellienne;
- Sienne, pour ses animaux musiciens, sa course de chevaux aux yeux fous dans l’enceinte médiévale, montés par des cavaliers bruns aux habits de soie chatoyants ;
- Capri, pour ses falaises découpées qui plongent dans la mer sombre et profonde, la villa Malaparte aux quatre vents, son escalier gigantesque qui mène au toit solarium où BB en bikini se fait dorer côté pile, et debout qui la dévore de ses yeux lubriques, un piccolo sourit en costume blanc et chapeau noir, gitane au bec ; voir la route en lacets serrés accrochée à la paroi, lubie d’un Krupp libéré des lourdes convenances d’une Europe industrialisée et policée, obèse magnat de la Ruhr aux moustaches d’un autre siècle, qui tombe amoureux de cette île et de ses éphèbes. Il y a dans ces paysages rudes et grandioses de quoi perdre âme et fortune. Là, seuls certains sentiments s’accommodent à l’environnement minéral : la passion, la haine, le mépris. Pas de concession aux petits, cette terre n’admet qu’âmes fortes ou suicidaires. Pas de compromis ni faux-semblants.
- Le New Brunswick, dans un petit port aux maisons en bois colorées, manger du homard à tous les repas, sentir le vent qui a traversé l’Atlantique en caressant le dos des baleines, marcher vers un phare rouge et blanc sous les lazzi des embruns chargés en sel qui encrassent les cheveux;
- La baie d’Along, celle d’Indochine, chercher l’ombre de Catherine Deneuve devant les îles fantômes qui émergent de la brume, la végétation vert foncé frémissante qui pleure des larmes de lait, et au loin, la voile carrée d’une jonque plate et silencieuse où se cache Bob Morane;
- Bringuebalé sur le dos d’un chameau, alangui, les orteils mêlés à la toison crépue et la tête enrubannée, maillon de la méharée où loin devant, dans un halo tremblotant, serpentent les silhouettes inconsistantes d’un Monod qui converse avec Sir Lawrence, la houle instable des dunes du désert, le sol inhospitalier aux petits cailloux noirs en fusion, le ciel blanc où croise le biplan de SaintEx, l’oasis bien sûr, l’ombre de son mirage, la poussière de sable qui recouvre les pétroglyphes et la grotte fraîche qui abrite l’agonisant amour du patient anglais;
- à Bagdad où séjourna Simbad , Samarkand où rode l’ombre de Corto Maltese, être enfin l’aventurier épuisé qui dort sous le rempart de terre d’un caravansérail bercé au long monologue de Shéhérazade.
Mille et un départs, chaque nuit, en attendant que l’aube poudre enfin l’horizon de rose.
Quand viendra le jour,
Avec lui le départ ?






texte & photo: quotiriens



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Commentaires

  1. Un guide des arrivées, alors (pas pour les routards ni les fêtards : pour les poètes ?).

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  2. sur un petit carnet à spirales, les villes imaginées, en chambre, crayonnées (room with a view)et où, au final, il vaut mieux ne jamais aller pour que d'autres images ne viennent brouiller le rêve ? - ce qui revient, en somme, à faire la liste des départs qu'il faut impérativement remettre, ou la liste de celles où il faut impérativement revenir. Les villes et les lieux bien sûr.

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  3. Curiosité en alerte, rêves en tête, désir d'ailleurs maintenu stop
    lecture réjouissante stop

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  4. Lorsque je mettais ce texte en page, est venue à mes narines l'odeur de la baleine que l'on dépeçait sur les ponts des trois-mâts barque. En définitive, c'est peu dire qu'il m'a emporté "ailleurs".

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  5. c'était bon de rêver, "je n'ai jamais autant bu que dans les livres" aurait dit... ? voyagé aussi.

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  6. un parti-pris d'apatride ? Beau parti (puis revenant, tournant sans cesse par les routes du monde). Superbe voyage Quotiriens. Merci !

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