Memoria a memoria (lectures d'image)
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Lettre à Chloé [jeudi 15 mars
1986]
Les
enfants dorment : quelques instants de paix pour te répondre. La chambre est
presque terminée, odeurs de peinture et de propre, je crois déjà sentir celle de
l'encaustique qui bientôt fera briller le bois (pourtant j'aime le rose et le
gris mat du merisier, mais il parait qu'il ne peut rester nu). Pourquoi toujours
le circonstanciel ? Naitre allemand, ou japonais peut-être ? Oui d'abord le
lieu, la sensation, le temps qu'il fait, tout ce qui vous fait coller au monde
et bizarrement nourrit la mémoire. L'inutile pour l'essentiel, et inversement,
en circonvolutions.
Tu
m'as envoyé une photo prise par Serge autrefois. Quelques couleurs passées
renforcées par le temps, jeu de paradoxes. Elle te rappelle dis-tu l'une de nos
conversations lorsque à quatre nous discutions. Une de ces soirées sans fin où
tout semblait réel, autour d'un verre, d'un peu de fromage et de pain,
presque une Cène disions-nous (cela me fait sourire
aujourd'hui).
Je
l'ai regardée cette image, manipulée, retournée, aucun indice, aucune marque,
date, annotation quelconque au dos, mais sans doute l'as-tu fait aussi. Une
étrange photo composée de troncs d'arbres, un sol de pavés soulevés par les
racines du premier (un cerisier du Japon je crois) comme s'il voulait se libérer
d'une inutile protection alors qu'éclate l'écorce sur son tronc. Un désir vital
et suicidaire d'enracinement : trouver la terre, l'humus, l'humide dans un
entrelacs de bois. Un alignement d'arbres en perspective et que l'on aurait pu
photographier à l'infini, un peu comme Morandi peint ses vases gris, blanc,
beige, sans fin. Bon, ceci te semblera un peu simpliste, comme l'étaient j'en
suis sûre nos conversations d'autrefois. Mais sans doute, est-ce une manière
d'en retrouver la teneur, et surtout, plus que les mots, le son de nos voix,
t'en souviens-tu ? Et au fond la silhouette d'un homme, tournée je crois vers
l'objectif, tandis qu'au premier plan, circulaire, une bouche d'eau goudronnée,
close, comme un accès au monde souterrain de la
mémoire.
Ces
troncs nus, ces sols tristes, ces espaces presque neutres... il m'a semblé voir
surgir un indice. Tout cela ma rappelé une cour d'école, des jeux d'enfant, des
cris, des sifflets, des blouses grises. Serge nous a parlé, oui, cela me revient
de querelles, de murs hauts fraichement cimentés pour séparer la "libre" et la
"laïque", d'injures enfantines les uns traitant les autres de croâ-croâ,
allusion sans doute aux soutanes noires, aux corbeaux (mais pourquoi ? souvenir
de Prévert ?) Mais comment reconstituer la mémoire d'un absent ? Tu peux
peut-être dire, toi si cette version te parait possible, si elle fait surgir
dans ta propre mémoire un fragment de conversation comme nous en eûmes des
milliers ? Et que dit-elle de Serge, et de nous ? Mais il se pourrait aussi que
fusionnent sur cette image mes propres souvenirs, ou bien ceux de mon
père.
Le
vent souffle, le soleil dessine sur le parquet les ombres mobiles des branches
de l'if tandis que glisse imperceptiblement, projeté sur le sol, le cadre des
fenêtres à petits bois poursuivant la course du jour. Vibrations des verres
soufflés, certains teintés de vert. Les enfants se
réveillent,
affectueusement, comme toujours,
L.
HélèneVerdier
cliché Dom A.
...
Cet échange s'inscrit dans le cadre des Vases Communicants, une idée de François Bon créateur du tiers-livre.
Aujourd'hui je reçois Hélène Verdier, auteur du blog Loin de la route sûre. Nous avons échangé une photo, écrit un texte l'un l'autre et puis nous l'avons lu.
L'ensemble des participants du mois est recensé comme à l'accoutumée dans ce blog, mis à jour par Brigitte Celerier.
Racines de pierre et mots dénoués, joli.
RépondreSupprimerUn joli texte et la voix "présentifie" bien l'absent.
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