La distance, en personne


L'histoire commence par une photo ratée.

Enfin pas tant que ça. Certes, le garçonnet qui croyait à la fois protéger et maîtriser la situation, déjà en possession d'une machine conçue pour aller à fond de train (son grand-père étant d'ailleurs, je crois, chef de gare, ce qui lui avait sauvé la vie en étant confirmé, pendant les combats, au service des chemins de fer de l'ouest), engin dont il serre fièrement le guidon avec le déhanchement imité du paternel, se retrouve étêté (effronté ?) par le fait d'un opérateur sans doute trop hâtif (le format 35 mm est une invention relativement récente, à destination d'une clientèle moderne et rapide, alors on déclenche à la va-vite !) mais au moins les personnages, en tout cas ceux qui apparaissent dans le cadre, sont correctement saisis, sans flou de bouger ni reflets inopportuns — le soleil direct, s'il y en a, ne pouvant venir dans cet axe que d'en face, ou de côté.

Nous sommes plus près de la Grande Guerre que de la seconde. Devant la mairie - école des filles - école des garçons se trouve, non pas le monument aux morts, celui-ci étant derrière l'église, au bord de la rivière,  mais le souvenir de trois personnages et d'un comice:

« A LA MEMOIRE DE M.M. DE POMPERY INITIATEURS EN CE PAYS DU PROGRES AGRICOLE 1830-1880 PAR LEUR FILS ET FRERE EDOUARD COMICE DU FAOU 1884 »

Mais ce qui m'attrape dans cette photo, ce qui me happe et m'attire en son grain, c'est une veine gonflée, bien perceptible au dos de la main de la fillette aux jambes croisées. Une veine qui sourd du poignet pour irriguer les doigts extérieurs.


Parce que toute sa vie — mais à partir de quand ? Depuis quel obscur évènement ? — elle ne cessera d'énerver, de gratter cette partie de l'anatomie — le dos de la main droite — qui ne sert pas à grand chose si ce n'est, l'été, pour écarter les moucherons, ou poser le menton dessus pour se donner un air, ou pour appliquer certaines caresses sophistiquées, ou bien encore pour le baise-main, ce dernier étant toutefois très marginal dans le milieu dont il est question par ici. À la longue, il se formera un cal qui finira par s'étendre, perpétuellement nivelé par l'ongle de l'annulaire coupable, l'annulaire gauche, l'annulaire officiel, celui qui portera le brillant, puis l'alliance. À la longue, les veines seront comme dissimulées sous cette desquamation, leur donnant un aspect presque minéral.

La veine dessine la main, la douceur de la main. Puis le bras, l'aisselle, le sein. Et c'est tout le mouvement du corps, cet enroulement affectueux de la poupée (aux lèvres que l'on devine rouge sang), qui devient sensible. Le geste protecteur, possessif aussi, réinvestit brusquement ma préconscience même — mon arrière boutique — dans toute son ampleur primitive, fondamentale.
(plus tard, c'est dans une position identique qu'il faudra la porter à son tour, lorsqu'elle sera redevenue légère comme une enfant, ayant sans doute depuis longtemps, dans ses souvenirs et hors de notre compréhension, retrouvé ses années perdues, années plus aimables, sans difficulté peut-être, je l'ignore mais on aurait pu le croire, années plus douces que celles qui lui étaient alors contemporaines)


...

Et puis la statue en hommage aux comices a été déplacée pour raison de commodité, la circulation automobile n'étant pas de nature à s'encombrer inutilement des collisions de la mémoire.





...

Commentaires

  1. L'examen attentif ou zoomé d'une photo - et ce que l'on y cale - réserve toujours des surprises. La connaissance de l'évolution d'un aspect "négatif" lui apporte un prolongement, une autre vie : au lieu d'être un document qui fige un moment, elle poursuit sa vie par ce que l'on en sait ou apprend sur un de ses personnages.

    L'environnement historique lui donne alors une autre dimension - celle dans laquelle les souvenirs sont sertis, consciemment ou non.

    Ce beau saut "mémoriel" est un modèle du genre.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Dominique (plus intime que l'«effet levier», à la bourse !)

      Supprimer
  2. comment dire le plaisir face à une telle notice ? Il y a des trésors dans cette collection particulière qui ouvrent une infinité de lectures

    RépondreSupprimer
  3. plaisir de l'écrire, en tout cas, quand on aurait malgré tout conscience de l'immensité du non dit

    RépondreSupprimer
  4. Tout comme les commentaires précédents, la lecture est riche, le plaisir est grand.

    RépondreSupprimer
  5. (... ce plaisir infini qu'il y a à vous lire pour nous perdre)

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire