L'hermaphrodite abstinent



Il est très tôt le matin, le jour n'aura pas de peine à bientôt se lever.

Dès les premiers coups de pagaie, une fois la berge éloignée d'une simple poussée du bras, le monde n'existe plus que par ce joyeux tourniquet imitant - en plus modeste, celui des bateaux à roues à aubes qui, par exemple, font encore la navette entre Évian et Lausanne. Hormis cette référence, rien que la sensation du geste, toujours perfectible. Le canoë glisse en silence, la surface du lac devient un reflet du vent; nous sommes réellement entre deux airs. Aux paroles (qui ne viennent pas) je ne pourrais répondre, à l'extrême rigueur, que : « Ha ha », à l'instar du grand singe papion Bosse-de-nage. Mais ici, pas de docteur Faustroll pour m'instruire, juste une nageuse dont je ne vois que le dos. Les épaules, aussi. Et la nuque. Les yeux fixés sur cette dernière, je calque mes gestes sur les siens; ainsi la nage est synchrone.

L'embarcation est désormais arrivée à distance (respectable) de la rive, et bien que ma compagne ne se soit - à ma connaissance, aucunement retournée, je l'entends dire que mes mollets ressemblent à ceux de la Femme au podoscaphe, de Gustave Courbet. Ô félicité sans pareille. Ha ha. Je n'ai pas besoin de me forcer pour me taire, au lieu de lui répondre que son dos - omoplates saillantes dans la lumière encore mal assurée, ombres mauves, me fait penser à celui d'un San Sebastián que le Greco aurait peint d'un point de vue symétriquement opposé. Heureusement, ou hélas, pour l'instant je ne sais, je n'arrive pas à le lui dire. Ha ha. Légère arythmie puis immobilité sur l'erre, avant  reprise de la cadence. La suite de la promenade est du même acabit, sur notre fabuleux instrument, hémiptère aquatique et bicéphale.

Il sera temps, le soir venu, de porter à mes lèvres la tasse à vin de Shah Jahan, la coupe de l'abstème dans les mots lumineux de Dominique Autié. Elle est évidemment vide, et ce vide est mon tout à jamais provisoire.




photos: Galleria Continua le 1er juin 2014

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Commentaires

  1. "... la surface du lac devient un reflet du vent", ah, oui !

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  2. Belle étrave littéraire devant laquelle on ne peut que se Courbet.

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  3. entre Karina et Hepburn dans une voiture aux allures de Trabant éclairant la nuit noire du parking blanc de ses phares aux faisceaux de béton (qu'est-ce que je peux faire, ch'sais pas quoi faire disaient-elles à Pierrot ce fou, Gustave, et Domenikos, oui, Domenikos)

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