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Ce billet est publié dans le cadre des Vases Communicants, une idée de François Bon et Scriptopolis :
« chaque premier vendredi du mois, chacun écrirait sur le blog d'un autre... »
Grand plaisir aujourd'hui de recevoir Hélène Verdier, tandis qu'elle m'ouvre les portes loin de la route sure.
Séparément et en des lieux différents, nous avons raconté après l'exposition.
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Edward Weston/Arles 1936/2014. Nude
Ce matin là, longtemps je contemplai le Rhône derrière le film bleu des vitres du musée. Au loin, les piles blanches du pont détruit, monumentales devenues minuscules sur la perspective des eaux sombres. Le fleuve coule sans fin dans l'amorce d'une courbe, venu d'on ne sait où. Les passants se promènent sur la digue sans un regard sur le monde. Dans les tiroirs coulissants ou sur les murs, à l'abri de la lumière mortelle et des chaleurs de l'été, les photos s'exposent, se dérobent et la nostalgie s'empare de vous à la vue de tous ces corps nus sous la lumière crue des plages du Delta. Le sable, les gouttes d'eau, les traces de sel s'accrochent à la peau et aux triangles, sombres, qui comme un visage ou un regard viennent différencier chaque être. La chair se hérisse épuisée par le froid des longues séances de prises de vue dans un frisson sans fin. Les ombres s'accrochent, l'objectif, les cadrages de Lucien Clergue modèlent et déforment ces corps des années 60, désormais abandonnés aux effets du temps.
À la sortie du "Réattu", le soleil s'insinue et vient rappeler qu'il existe un ici, un maintenant : un soleil tiède dans la ruelle fraîche, un point d'équilibre parfait dans le déroulement du jour, un recoin de ville éveillée avant qu'elle n'exhale l'odeur des pierres chaudes. Le soleil glisse ses rayons comme on passerait un doigt sur le dessin des baies et comme l'ont fait l'architecte, le graveur, le tailleur, le maçon ; on sent comme une osmose : intentions/inventions modestes révélées et le temps qui se donne à voir dans tous ses rouages.
Et là dans une embrasure, entre une porte close et un mur fatigué, se révèle une image lovée dans un cadre de pierre. Dans la ruelle étroite, on pourrait passer sans la voir, cette image du corps nu d'une jeune femme qui aurait pu être celui de vôtre mère adolescente alors que vous-même avez atteint l'âge d'être grand-mère. C'était en 1936 : un corps lové dans un cadre invisible, contorsionniste dans une boite de verre, fœtus dans la matrice. C'est en juillet 2014, une image dans un cadre de pierre. Instants de grâce et de vie suspendues.
Le visage du modèle appuyé sur le genou se dérobe et donne à l'image de cette femme particulière la dimension d'un archétype. Le portrait devient photographie d'architecture, celle du corps féminin en lignes et volumes (je pensai à Oscar Niemeyer qui, devant la caméra et déjà plus que centenaire, dessinait d'un même trait les courbes du projet et du nu féminin). La perfection de ce corps nu, sa dimension universelle ne sont en rien troublées par quelques détails particuliers qui ne le rendent que plus touchant et qui pour certains, viennent semer des indices sur la mode du corps : le tracé de la raie sur le sommet du crâne et les cheveux noués en torsade sur la nuque, le duvet fin et long qui parsème les jambes, doré par l'éclairage et l'extraordinaire netteté photographique. Ces détails viennent prendre place dans les plis dessinés par la chair et soulignés par la lumière comme celui imprimé sur la cuisse par le repli de la jambe. Et le regard inévitablement s'attarde sur le centre de la composition, sur ce triangle noir inversé dessiné par les ombres, qui masque et suggère le vertige de l'intime et que le soleil en surimpression voile et dévoile dans le déroulement du jour.
#ce juillet-ci
Quand la photo s'incruste et quand les mots la caressent...
RépondreSupprimer... et la pierre est une chair. Très beau.
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