Fièvre
J'ai dû prendre froid avant-hier soir, pendant le concert donné à l'église de Sant'Antonio da Padova, à Casoli. Ça a commencé par les extrémités, comme toujours, puis un gros rhume, une ankylose, la fièvre et tout le tremblement. À l'heure qu'il est, dans le lit seuls mes cheveux dépassent des couvertures. Il se passe quelque chose de curieux, dans ces circonstances, qui me fait retomber en enfance par métonymie. Le souvenir de la délivrance, quand le médecin était passé, ouf, deux jours au chaud et pas d'école. Le sentiment de jouir d'un luxe rare, à tous les points de vue. Ce droit de ne rien faire, de buller alors que tout le monde bosse devrait être gravé dans le marbre de toute constitution moderne correctement élaborée. Et puis c'est le moment idéal pour trouver des mots, prendre des notes, mais mentalement, un peu comme les phrases qui viennent sous la douche. Reste à rédiger le fruit de ses pensées et c'est une autre histoire, tout le monde n'a pas, toutes proportion gardée, la mémoire de Soljenitsyne (et son vécu, heureusement, non plus).
Je suis arrivé en fin de semaine dernière dans les Abruzzes, chez mon gendre et ma belle-fille. Celle-ci est femme au foyer, elle s'occupe de ses deux jeunes filles. Son mari est pompier dans une ville du nom de Casoli. Lorsqu'il ne travaille pas, il s'occupe des oliviers que sa mère possède dans la montagne. Son père est mort d'un cancer du poumon il y a une trentaine d'années, à l'âge de cinquante-cinq ans, après avoir passé toute sa vie à creuser des tunnels en Suisse et, je crois, dans le Trentin-haut-Adige, pour le compte d'entreprises chargées de la reconstruction d'après guerre. Il quittait son pays pour trois mois, puis revenait travailler quinze jours ici, avec de quoi acheter quelques arpents supplémentaires. Il y a maintenant quelque chose comme trois hectares d'oliviers, et ce complément de revenu n'apporte vraiment rien de plus que le nécessaire.
L'occupation essentielle d'Antonio (c'est le prénom de mon gendre) quand il est au repos et hormis les voitures, est la politique. Inutile de dire qu'on ne s'ennuie pas ; comme partout, la pression fiscale, "l'invasion chinoise" et l'immigration clandestine sont au cœur des conversations. Majoritairement, les gens que j'ai pu croiser lors de ces rencontres au café, à la maison, après... la messe (!) se disent résolument de gauche. Ils ont en tout cas toujours voté à gauche, disent-ils. On comprend mal, dans ces conditions, leur fixation sur des questions qu'on a plus l'habitude d'entendre dans la bouche de gens de droite. D'autant que l'immigration, dans les Abruzzes, pardon, mais je ne vois pas bien le problème. J'ai souvent eu envie de dire à Antonio de venir voir ce que c'est que l'immigration, à Sevran, à Saint-Denis, pour lui mettre sous le nez ce dont il a peur, ce que la plupart des gens chez nous trouvent tout à fait banal, et qui chez lui n'existe pas.
On comprendra que parfois, la discussion tourne à l'aigre. Presque chaque village ici possède sa ligue, ses faisceaux ou sa "légion" (!) à la mine patibulaire et aux relents putrides. Après tout il n'y a qu'à se baisser pour ramasser les mots de l'Empire, inutile de faire dans la métaphore. À Altino, une de ces ligues possède une grande maison près de la mairie, avec l'imagerie ad hoc en façade. Que faire, sinon, à l'instar du piqueur des barrages, porter le fer dans les points pourris et rouillés de la conversation afin de tenter de les mettre à nu ? Mais qui pour apporter un ciment frais ? La gauche, ici comme partout ailleurs, restera toujours un parti d'opposition. Une fois au pouvoir elle se défausse en imitant la droite, en pire. Sous l'ancien régime ces tristes sires auraient été accusés de haute trahison et d'intelligence avec l'ennemi. Alors la discussion continue, et ne se termine que pour aller manger la pasta. Sentiment d'impuissance.
Cette digression étant achevée, la fièvre est revenue et avec elle une rêverie qui tend au doux délire. Il est préférable de se recoucher, j'ai poussé le lit au plus près de la cheminée qui habituellement sert à la cuisson de la polenta et de ses dérivés. La taille des oliviers est presque finie et le bois mort ne manque pas, le feu pétille avec entrain. Il serait bien d'être en forme au moins avant le 1er sinon je n'aurai pas le temps de retourner au musée de Chieti pour revoir de plus près le guerrier de Capestrano. Cette figure androgyne, statue armée de taille humaine aux hanches larges et aux seins rebondis - que j'avais d'abord attribuée à tort aux Étrusques et qui s'avère de facture locale, sur laquelle j'espère donc revenir plus en détails, m'avait d'emblée sidéré. Il n'y a pas à ma connaissance de thèse définitive sur le sujet, quelques doutes demeurent quant à sa fonction, mais cette silhouette presque transsexuelle, vêtue d'un long manteau et d'un chapeau à très large bord, suscite un questionnement majeur.
Ma femme vient de m'apporter, dans un verre genre Duralex (sed lex) deux comprimés effervescents d'Efferalgan. Elle me caresse le front, m'embrasse, dans mon délire je la prendrais presque pour ma mère. Ne nous moquons pas de celui qui, dans sa femme, aperçoit sa mère, quand son esprit est perturbé. Pour l'instant les deux comprimés restent immobiles, à plat au fond du verre, diffusant des milliers de petites bulles fines dans un chuintement sensuel. Puis, l'un après l'autre, ils prennent une position verticale et semblent danser ensemble un pas de deux en sautillant de plus en plus haut, comme s'ils se disaient un dernier adieu. Dans un ultime effort bouillonnant, le premier, amoindri, rejoint définitivement la surface et s'évanouit, tandis que le second s'époumone et meurt debout au fond du verre, et c'en est déchirant. La vision en gros plan de cette tragédie m'etouffe dans un sanglot, avant que le grotesque de l'histoire ne me pousse au rire. Je serais mauvais comédien, car dans certaines situations je ne me contrôle guère. Ma femme me regarde, à moitié endormie et surtout résignée. Encore une de ces pitreries auxquelles elle s'est depuis longtemps accoutumée (Ah, ça, quand il s'agit de dire des bêtises...) Elle a l'habitude de ces micro événements à la portée considérable, et retourne se coucher à l'autre bout de la pièce, là où il fait moins chaud. Ce n'est définitivement pas ma mère car elle, serait restée. Tant mieux. Chaleur. Emboîtement. Dormir.
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Nul doute que l'effervescence produite par... les prochains douze coups de minuit ne te fassent bondir à temps du lit !
RépondreSupprimerC'est vrai que les jours de maladie empêchant l'école étaient un paradis : mais s'ils étaient constitutionnalisés, ils n'auraient sans doute plus le même charme comme celui de l'interdit.
Allez, bientôt l'heure de l'Asti spumante !
Auguri !!!
"Ne te fasse" : le singulier (comme celui de la statue) suffira !
RépondreSupprimer... cette fébrilité qui nous allume. Il est beau ce guerrier, et son ombre.
RépondreSupprimerRétablis-toi, Dominique !
L' eau qui pétille et scintille... comme quoi la maladie peut-être cause de "misérable miracles", même sans eau bénite!
RépondreSupprimerUn guerrier saisissant ! Vite, vite, remettez-vous et contez nous son histoire.
RépondreSupprimerDanielle