Les nuits encrées
C'était une belle relâche. Nous ne faisions rien, qu'attendre la nuit. On aurait dit que le soir, parfois, nous suppliait l'avalaison.
Lorsque la journée avait paru trop courte, occupée à l'avitaillement, au plaisir ou simplement au repos, ces derniers fréquemment entremêlés, venait soudain l'envie précise, nette et pourtant désordonnée d'une délivrance radicale, d'un franc renversement de situation. L'envie aussi, peut-être, de se retrouver en terrain difficile, une curiosité enfantine : comme le besoin d'en découdre à mains nues, dans l'instant, sans réfléchir ; une humeur d'escarmouche nocturne. La suite dans les idées.
Avant les premiers feux apparus au loin sur la rive opposée, maison isolée ou véhicule agricole de retour de l'amendement ou du labour, et quand même le ciel avait encore aux horizons cette pâleur froide ourlant de nacre les nuages bas, nous avions déjà anticipé sur la nuit : il était temps d'armer. Nous glissions silencieusement dans la roselière et enjambions symétriquement le bordé avant de rejoindre l'eau profonde. Dès lors, et tandis que nos yeux allaient s'accoutumer à la pénombre, la barque, happée, ne quitterait plus son erre, nos rares gestes de nage n'ayant d'influence que sur sa position relative dans le mouvement perpétuel de cette gravitation liquide. Nous-mêmes, nos deux corps, resteraient comme les satellites obéissants de notre embarcation sidérée.
La nuit nous épiait. Loin des lueurs périphériques et de l'assourdissant ballet des véhicules terrestres, l'opacité se confond en rumeurs biologiques. Lorsque nous passions un méandre au large de sa bosse et de ses graviers il n'était pas rare que la rive, nagée en son creux, nous fit frôler, à l'aplomb des saules, d'invisibles et élastiques dentelles qui, se collant à nos cheveux, nos visages et jusqu'au fond de nos manches, signaient l'efficacité du piège arachnéen. Les minuscules tourelles polygonales que ces insectes veilleurs tiennent pour œil prenaient alors, au moindre reflet accroché sous la lune et dans la multiplication bienveillante de leur famille composée, l'aspect d'une nuit étoilée de milliers d'astres, aussi vaste et immobile que la Voie lactée. Atmosphère heureuse.
Ailleurs, quand la rivière s'élargissait, mouvement perçu d'instinct à un insensible changement d'allure, la coque de notre barque vibrant d'une longueur d'onde plus ample, nous nous retrouvions parfois de plain-pied avec les déchets d'une crue, le rejet d'un embâcle. Le corps long d'un bois flotté venait caresser notre flanc sans prévenir, nous ne l'avions pas vu s'approcher et c'était au moment de l'accostage que sa blancheur spectrale alertait notre vision latérale. Plus loin, le cadavre gonflé d'un chien ou d'un renard nous avait prévenus bien avant son apparition par sa franche puanteur ; à l'occasion seulement nous en apercevrions les terrifiantes mâchoires rongées de l'intérieur, le faisant ressembler, par un effet d'amplification, au cheval éventré du Picasso de Guernica.
Et puis, sans prévenir, un haut fond et le fleuve qui de chaque côté continue de s'écrire sans nous.
...
Le fleuve, une éternelle fiancée en fuite dont la portion congrue tient en éveil les synapses de la mémoire antérograde. À si bien nager vers l'aval, la quête se pare du bel atour* de l'amnésie. Dans la chambre des vacations, on prête sarments et dentelles...
RépondreSupprimerArD
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*: attention à l'anagramme
Le contraste entre la longueur du texte (comme un fleuve) - avec ses méandres - et le petit format de la photo (comme un seul mot assez recherché) joue une musique serpentine.
RépondreSupprimerPage encrée, et bellement...
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