La ronde du 15 janvier : transport(s)



Le 15 janvier, la ronde
Principe : le premier écrit chez le deuxième, qui écrit chez le troisième, etc.


Le mot « transport » fut lancé, et quotiriens l'a saisi en plein... vol.
On me retrouve chez Élise.


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Business class


Le deuxième film est de trop, le deuxième whisky aussi. Grondement en bruit de fond, fourmis dans les mollets, tiraillement lancinant le long du cou, derrière l’oreille droite. Malgré la classe affaire, les jambes surélevées, le casque sur les oreilles, je suis un pois sauteur dans un écrin. Le petit écran déplié devant le nez annonce de manière sibylline que la température extérieure est de moins cinquante cinq degrés Celsius, le sol à neuf mille six cents mètres entre Iekaterinbourg et Omsk. Il y a une mer pas très loin du petit avion sur la carte. De quelle mer peut-il bien s’agir ? Par le hublot, c’est le grand blanc éblouissant. Je rabats le volet en plastique comme un baume sur le mal de crâne. À droite, un asiatique, la quarantaine cravatée, cheveux grisonnants courts, ordinateur portable sur les genoux, ne m’a pas adressé la parole depuis le départ, à peine un regard à travers ses lunettes rondes. Je n’ai rien fait moi-même pour établir un contact. Il a un air de Pu Yi, le dernier empereur dans le film de Bertolucci. La recherche du sommeil est illusoire ; je mets le siège en position allongée. L’étirement progressif du siège reste une aventure. Le fauteuil vit sous moi. Il m’enveloppe comme une armure, ou une coquille. Oui ! une coquille… Le supplément exorbitant de la classe affaire permet de vivre l’expérience autiste du bernard-l’hermite, posé au fond d’un éther ouaté, sous la protection dérisoire d’une coquille usurpée, face à la pression gigantesque d’un univers hostile et glacé.






Progressivement le petit avion sur l’écran se rapproche de Novossibirsk. Dans quel pays déjà, Iekaterinbourg ? Quand a-t-elle appelé, lundi dernier ? Aujourd’hui, quel jour sommes–nous, entre Europe et Asie, à neuf mille cinq cent quatre-vingt-neuf mètres d’altitude? Quelle heure est-il ? Quelle importance ? Ici, il n’y a plus d’heure qui tienne. Il y a l’heure de l’endroit que l’on a quitté, et celle de celui où l’on va. C’est d’ailleurs ce qui s’affiche sur l’écran. Il n’y a pas une heure spécifique, en ce moment même, entre deux fuseaux, deux continents, deux états. L’inexorabilité du flux temporel hésite, hoquette, comme un fleuve gigantesque et puissant dont le courant fléchit dans un méandre ou s’éparpille dans une cataracte. Le temps prend son temps, ralentit, amorce un tourbillon, s’étale. Un laps de temps, élastique, peu avant, bientôt, d’un moment à l’autre, puis déjà, alors, auparavant. Les montres molles de Dali, coulures de camembert. Les fourmis aussi, de celles qui remontent vers les genoux et vous font tortiller dans la coquille. Le petit-déjeuner est servi trois heures après le déjeuner … ou trois jours …? Non cinq, c’était il y a cinq jours. Elle avait appelé lundi à dix heures. Puis elle était venue l’après-midi même. J’ai pris la réservation pour Shanghai par internet le soir. Elle se penche vertigineusement vers moi, la cuisse contre mon bras que je n’ose plus bouger (c’est agréable, rénitent et soyeux). Elle tire la table amovible de l’accoudoir, la déplie en deux puis encore en deux, lisse une serviette immaculée et me décoche un sourire, de ceux qui anticipaient l’endormissement après que ma mère m’eut bordé, jadis, alors, avant... Peut-être le chignon, les cheveux blonds ramenés en l’air, celui sur les photos noir et blanc aux bords ciselés. Je lui prends la main pour la retenir, lui caresse le bras, lui extorque un baiser. Va-t-elle me border? Lundi. Elle portait des lunettes noires pour cacher ses yeux gonflés. Le cache sur les yeux, j’ai besoin de me concentrer. Les bouchons ne tiennent pas. Tassés au fond du conduit auditif, le bourdonnement atténué est toujours présent ; puis ils se déplient progressivement et ne servent plus à rien, si ce n’est à chatouiller l’intérieur de l’oreille. Elle a répondu à toutes mes questions, vaillamment, se cachant le visage dans les mains par moments, le relevant après s’être détournée pour se moucher. Quelque chose ne colle pas… Elle est belle, élancée, le cheveu blond relevé en un autre chignon mais brouillon celui-là, fait à la va-vite, fine, attaches en relief, clavicules et doigts effilés, un parfum léger mais prégnant. Elle aime, sa peine n’est pas feinte. Il est parti pour la Chine et n’a plus donné de nouvelle. Cela fait trois semaines, son déplacement était prévu pour huit jours. En général, le disparu part faire sa vie ailleurs, parfois très près de son ancien domicile. Je le retrouve alors, quelque temps après, qui a recréé une vie identique à celle qu’il a quittée. Il est rare d’avoir une vraie disparition par enlèvement ou accident, rapporter le certificat de décès à la famille. Le tragique s’estompe le plus souvent dans l’ombre du sordide ou du dérisoire. Dans ces moments, rares, je suis Steve McQueen qui, au nom de la loi, rapporte la dépouille de l’avis de recherche. Joss Randall, mon idole. Ou plutôt, Steve McQueen jouant Joss Randall, mais cela revient au même. Bien sûr ! Bullit ou Thomas Crown, mais Joss Randall… Belle gueule, trois à quatre mots de vocabulaire, la Winchester à canon scié avant l’heure, un calme souverain devant le danger, un charme froid et implacable. Ramener les disparus, comme la marée le corps des noyés, sans soucis de l’état dans lequel ils se trouvent. Et puis l’icône est apparue plus tard dans les colonnes d’un journal à scandale, bouffie par la cortisone et rongée par la maladie. Méconnaissable cachalot échoué sur la grève. Subsiste seule l’autre image, Apollon Davidéen torse nu au léger déhanchement, le bras posé nonchalamment sur l’épaule d’une jeune femme en maillot de bain bouffant, accrochée à son cou, le regard baissé vers elle, la bouche amorçant une moue carnassière. La vie apporte et reprend. Joss Randall reste, et je virevolte. Les coquilles protectrices deviennent glaçons entrechoqués dans un shaker. Une petite sonnerie retentit dans le chaos pour que chacun remette en urgence la ceinture sécuritaire qui nous sauvera si l’avion, par extraordinaire, venait, après une chute vertigineuse de plus de neuf mille mètres, à s’écraser contre les glaciers au fond des abimes. Pu Yi a la main droite crispée sur l’accoudoir. Il a levé les yeux de son ordinateur. Dehors, la même blancheur aveuglante cache Iekaterinbourg, au pied des montagnes de l’Oural, dans les Western Siberian Lowland. L’heure de prendre un petit whisky.






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La ronde tourne aujourd'hui dans ce sens (un clic sur le nom de l'auteur libère le lien de son blog) :

Élise, Hélène Verdier, Dominique Boudou, Céline Gouel, Jean-Pierre Boureux, un promeneur, Guy Deflaux, Gilbert Pinna, quotiriens et moi-même.



— prochaine rotation le 15 mars —


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Commentaires

  1. Une belle manière d'exprimer l'être quand il est nulle part, quand il est hors du temps. Des ailleurs contemporains et pourtant des humains qui, pour un oui, pour un non, reprennent vie, semblent exister.

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  2. Voler, rêver, penser, un temps suspendu pour n'être que vivant, et qui ne tient qu'à un fil, tendu, celui de la réalité...

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  3. Un vol qui finalement semblerait presque trop court : l'apesanteur s'embrasse aussi.

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  4. ... dans les airs aussi, crépite le petit western.

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  5. Fragments de pensées saisies au vol....Quelle affaire d'aller si loin? difficile d'éluder que carlingue rythme avec déglingue....Envie passagère de passager en bordée

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  6. Par le hublot, une ombre, comme au fond du verre à saké.

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