Oublies









En longeant, hier après-midi puis le soir, la Marne, au terme de la longue promenade qui prend appui sur les Terres de Montigny avant de descendre vers la Queue de l'Île, là où un bras dérivé du Morin vient mourir doucement dans la grande rivière, le regard, jusqu'ici tendu vers l'horizon quand seules les hautes collines de Penchard, Monthyon et Montgé-en-Goële lui rappellent sa limite, vient buter au plus juste contre les saules et les vernes entremêlés de lianes, rendant l'approche difficile et la progression parfois dangereuse. Il est préférable alors de rester dans le chemin qui porte toujours le nom de halage, bien que depuis longtemps les péniches empruntent le canal pour se prémunir des tumultes du méandre.

C'est alors que se crée, dans ce décor devenu fantastique, aux simples teintes d'hiver bleu et or, une association d'idées des plus comique ; tandis que mon esprit, comme il lui arrive de le faire en cet endroit, navigue vers les Eaux Étroites (très imparfaitement, il faut toujours ensuite revenir au livre), les lianes touffues, ébouriffées et envahissantes me font penser à la verrue de Julien Gracq, monticule qu'il s'employait, parait-il, à atténuer quand il était question de le photographier (voir à ce propos cet article de Pierre Assouline). Quelle drôle d'idée décidément, après deux heures de marche tranquille en terrain familier.






Au cours de ces promenades pourtant, je m'efforce d'habitude de ne penser à rien. Condition importante, du moins m'en suis-je persuadé, pour égayer le souvenir et lui donner ainsi l'envie de revenir. Et il arrive en effet qu'il surgisse en vrac, venu d'on ne sait quelle strate mais aussi pur que celui d'hier, à la façon d'une statue ancienne qui ne doit son salut et pour ainsi dire, sa jeunesse, qu'à l'enfouissement et à l'oubli. Cette fois-ci j'entends ma grand-tante dans sa maison près d'une autre rivière, celle du Faou, en Bretagne. Ma mère m'y emmène pour les grandes vacances, dans sa 4 CV. À notre arrivée, ma grand-tante, considérant un petit bouton que ma mère avait au bout du menton : 
— Alors, ma petite-fille*, tu ne l'as pas encore fait enlever, cette oublie ? 


Quelques photos dans ce billet, en vrac également, pourquoi pas, mais chronologiques. Et puis ce matin une fine pellicule de neige sur les jardins, comme pour faire oublier tout ça.







« Sept heures du soir dans cette gare où le jour baisse, où le sol gelé rend au pas en écho l'exacte mesure de sa pesanteur. Rien de plus à chercher dans l'ancienne silhouette des arbres que le filigrane délié de leurs branches, comme pris dans le bristol fin d'une carte de Keepsake. Un rose théâtral à l'horizon paraphe d'un nom banal ce peu recommandable effet de neige. Ce monde borné s'accommode sans effort des pires compromissions, de la route familière de l'habitude où les pas s'enchaînent, où m'attendent le feu dans l'âtre et la campagne amicale, où le roman ouvert sur la table de jour en jour s'irisera des nuances choisies des Veillées des chaumières. Il n'est plus question, décidément, de s'embarquer. »


Julien Gracq, Petite suite à rêver et autres textes inédits, revue Europe, mars 2013, N° 1007, pages 8-9



* Ma grand-mère, très jeune veuve à la suite de l'épidémie de grippe de 1918, vivait avec sa sœur. Les deux femmes emploient ainsi, comme sur un pied d'égalité, le langage d'une mère.



...




Commentaires

  1. La neige est donc arrivée (ici, à Paris, elle est bloquée par la pollution).

    Ces photos sont comme un roman qui... craque sous les yeux. Je me souviens (ce n'est pas un oubli) avoir appris que les petites peaux que je me mangeais autour des ongles s'appelaient des "envies". J'en ai toujours !

    Je suis passé une fois à Saint-Florent-le-Vieil (j'en avais pris une mini-vidéo qu'on doit encore trouver sur YouTube) mais la maison de celui qui aimait aussi le rivage de la Loire n'était pas encore transformée en résidence d'écrivains.

    Même dans certains textes (pas les siens, ni les tiens !) on trouve parfois des verrues.

    RépondreSupprimer
  2. Votre mère avait-elle un oubloyer ?

    ArD

    RépondreSupprimer
  3. J'aime beaucoup vos "simples teintes d'hiver bleu et or,", ce genre de teinte aide à respirer...

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire