Visages







Cela faisait une heure ou deux que je cherchais, sans succès, le livre de Jean-René Huguenin, La côte sauvage. Une photo de Dominique Hasselmann postée dans un tweet (un bar ou un restaurant du quartier de la République, je crois, qui avait repris le titre pour enseigne) m'avait donné envie de le retrouver sans attendre. Je me souvenais très bien — mémoire quasi photographique, de sa place dans ma bibliothèque d'étudiant à Rennes, entre Le loup des steppes de Hermann Hesse (en Poche) et Le roi des fées, d'un certain Marc Cholodenko (10/18, ça aussi j'en étais sûr, mais Huguenin, Poche aussi ?) Je me souvenais avoir, dans le studio que j'occupais à mon arrivée à Paris dans cette rue du 13ème arrondissement qui porte le nom du chimiste Guyton de Morveau, reconstitué minutieusement la disposition de ma bibliothèque rennaise. Sans difficulté, puisque le meuble lui-même avait fait le voyage dans la fourgonnette Citroën (un « Citron ») louée pour l'occasion. Les livres étaient à la même place, c'était déjà un point de repère confortable. Tout, d'ailleurs, était tranquille dans le bas de cet arrondissement, à mi-chemin entre la Butte-aux-Cailles et la Poterne des Peupliers, mais je n'y étais presque que pour dormir. Plus tard, lorsque il avait fallu franchir la Seine pour emménager dans le 12ème et sa rue Beccaria (prénom Cesare, statue à Milan) l'essentiel de cette littérature avait été dispersé dans des caisses en carton (on avait dû se décider vite, pratiquement du jour au lendemain) et son ordre originel perdu à jamais, dans les angles de ce nouvel appartement gigantesque, de presque 50 mètres carrés.

Je n'ai pas pu retrouver La côte sauvage, sans doute inviolée depuis plus de trente ans. Par contre, au fond d'une boite en plastique plus ou moins étanchéifiée avec un ruban adhésif (comme si nous avions prévu un déménagement par voie maritime, ou fluviale) est apparu un roman de Modiano, La petite Bijou (coll. Blanche, 2001). En 2001, nous étions encore à Paris, et pourtant je n'avais plus aucun souvenir de ce livre (un cadeau ? Non lu ? Mais qui ?) Il y avait un post-it jaune replié qui dépassait de la tranche entre deux page. Page de gauche, j'ai lu :

Je lui avais donné rendez-vous à 20 heures au café de la place Blanche. C'est celui qui ressemble à une petite maison. Il y a une salle au premier étage, mais je lui avais dit que je serais à une table du rez-de-chaussée.
Je suis arrivée une demi-heure à l'avance et j'ai choisi une table près de la baie vitrée qui donne sur la rue Blanche. Le garçon m'a demandé si je voulais boire quelque chose et j'ai été tentée de commander un verre de whisky pur. Mais c'était idiot, je n'avais pas besoin de cela. Je ne sentais pas ce poids qui m'oppressait d'habitude. Je lui ai dit que j'attendais quelqu'un, et ces deux simples mots m'ont fait autant de bien à prononcer que n'importe quel alcool.

Et puis juste avant, souligné à la pointe Bic bleue :

Je suis rentrée dans la chambre de la rue Coustou, je me suis allongée sur le lit et j'ai essayé de lire le livre que m'avait prêté Moreau-Badmaev. Ce n'était pas la première fois. Je commençais, j'essayais de lutter contre ma distraction, je revenais toujours à la phrase du début comme sur un tremplin pour m'élancer et je gardais cette première phrase dans la tête : « La banlieue de la vie n'offre généralement pas à ses habitants ce confort auquel sont habitués ceux qui demeurent au centre des grandes villes. »

Peu de temps avant cet évènement, j'avais demandé à Hélène Verdier de me mettre de côté une photo qu'elle venait de prendre en quittant le gare Saint-Lazare et qu'elle avait eu la gentillesse de m'envoyer sur-le-champ, photo que je trouvais belle sans trop savoir pourquoi (mais Hélène le savait peut-être), la chaude lumière du couchant probablement. Je me disais que, des cinq gares de Paris que je connaissais désormais, des cinq gares pour ainsi dire fonctionnelles, la seule qui ne présentât pas immédiatement à l'oeil, dans les quelques centaines de mètres séparant son terminus de la petite ceinture ou du périphérique, un environnement d'immeubles résidentiels proches, en tout cas sans un boulevard ou même une rue étroite pour les éloigner des rails, cette gare-là était la gare Montparnasse, celle que j'empruntais régulièrement dans les deux années suivant mon arrivée à Paris pour me rendre en Bretagne, à un rythme de va-et-vient en allers-retours parfois frénétique, selon les perturbations de ma géographie sentimentale de l'époque, qui restait pour l'essentiel (et qui resterait longtemps) armoricaine. 




Dans mon souvenir, les premiers immeubles bourgeois que frôlaient les rails de la ligne de l'Ouest se rencontraient à Chartres, autrement dit en province. Mais de Paris intra-muros je me souvenais surtout du grand ensemble en U datant des années soixante qui enserre la gare, ensemble qui allait être par la suite, avec l'apparition du TGV, recouvert d'une dalle et d'un « jardin ». Une fois dépassé ce bloc de béton, je ne me souvenais que de quelques cahutes de la SNCF et d'un réseau si large que même les immeubles de la rue d'Alésia paraissaient hors d'atteinte, par delà le parapet du pont qui l'enjambe. Il y avait aussi des ensembles en préfabriqué dont certaines fenêtres étaient à quelques mètres des rails, mais ils étaient rares, et de figure haussmannienne à portée de main, point. On aurait pu croire survoler la ville, et cette impression se renforçait dans le TGV. Tandis que la photo d'Hélène, a contrario, respirait un air de mitoyenneté, de bienveillance réciproque, un caractère de bon voisinage, presque. Un peu comme les immeubles de l'Île Saint-Louis saluant la Seine.


J'aurais l'occasion, ensuite, d'inventer des moyens de déplacement autonomes et irréels, imaginaires et métaphoriques. Des pédalos superposés, des trolleybus à coussin d'air, des voitures à pédales avec divan et bibliothèque intégrés, des yoles pour antipodistes amoureux. Des engins à l'adresse imprécise, à l'intention indéfinissable. Il m'a fallu, pour en venir à bout, à l'instar d'un dessinateur et d'un auteur de BD facétieux, des litres et des litres de bière, d'alcools forts et de sang d'encre. En conséquence de quoi j'ai fini par oublier la majeure partie de mes motivations et, hormis quelques flashbacks aux causes aussi soudaines qu'inexplicables, la totalité de l'histoire, au moins jusqu'à l'été 2005. 
Reste, de ce coucher de soleil, le souvenir de caténaires glissant à rebours vers une nuit d'équinoxe douce et pâle comme une grève, ou comme ton visage dont j'ai perdu la trace, mais pourtant ce soir-là tu lisais Les boulevards de ceinture.


...



Commentaires

  1. Ce cheminement dans les livres déménagés équivaut aussi à un voyage dans le train de la mémoire.

    Concernant "La Côte sauvage", ce restaurant se trouve au 157, boulevard du Montparnasse et c'est son affichette annonçant hier sa fermeture "exceptionnelle" qui m'avait attiré l'œil, en plus évidemment de son nom.

    Le llvre auquel il était sans doute fait involontairement référence autre que géographique, je l'avais bien en Livre de poche et, à l'époque des petites annonces de "Libé", je l'avais échangé, suite à une demande désespérée d'une lectrice, contre trois disques de jazz...

    Quant au Roi des Fées, oui, il est toujours là avec d'autres Cholodenko, cet écrivain également météore.

    Les gares parisiennes sont des lieux où l'imagination peut prendre... son envol, sans doute plus que dans les aéroports ! Il suffit de savoir observer, ressentir, regarder, photographier... comme cela peut arriver sur tel ou tel site ou blog (comme celui-ci).

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  2. Tu avais déjà le sens des affaires ! (et surtout l'envie de rendre service)
    D'accord pour l'imagination pulsée en ces lieux, même si en l'occurrence - et relativement exceptionnellement - j'ai surtout sollicité ma... mémoire.

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  3. J'ai l'impression de lire l'électrocardiogramme d'un marégraphe.

    ArD

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    1. J'ignore s'il existe une différence notable, fonctionnelle, pour ainsi dire inscriptible, entre celui de Saint-Malo et celui de l'Anse Calvo.

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