Autour de rien

Puisque j'étais en avance, et surtout parce qu'un beau soleil avait adouci un air jusqu'à présent glacial, j'ai fait un détour par le square Saint-Lambert. J'avais rendez-vous d'ici une demi-heure chez des amis rue de la Croix-Nivert, rien ne pressait.
En périphérie du parc, aménagé sur l'emplacement de l'ancienne demeure des Filles de la Croix, on peut voir un groupe en bronze d'à peine un mètre de côté sur un autre de haut, par un certain Victor Peter, et qui montre deux oursons debout en train de se mordre gentiment le museau. Moins violents qu'un Barye, mais plus effrontés qu'un Pompon, il y a dans leurs manières pataudes, déséquilibrées, un je-ne-sais-quoi d'enfantin qui convient bien à l'esprit du lieu. Je me suis attardé sur le banc voisin en regardant les passants, les passantes et leur progéniture s'affairant autour d'une construction métallique plantée dans un bac à sable. De son sommet pendaient des cordes, lisses ou à nœuds, censées distraire l'assemblée en permettant d'effectuer des galipettes en toute sécurité. S'il y avait bien alentour quelques pleurs, c'étaient surtout des manifestations de dépit, d'impuissance devant l'impossibilité de réaliser telle ou telle figure.
(Je ne connais pas personnellement cette situation, mais tout se passe dirait-on comme si les parents voulaient que leurs enfants jouent d'une façon bien précise, et qui est un mélange entre ce qu'ils faisaient eux-mêmes étant enfant, ou plutôt l'idée qu'il leur en reste, et ce qu'ils auraient bien voulu faire, c'est-à-dire ce que leur imagination a créé autour de cette notion de jeu d'enfant, combinaison d'espoirs non pas seulement entrevus, mais plutôt portés, accompagnés par une idéologie sans échappatoire immédiate, et de nostalgie entretenue par la conscience de leur propre et progressive défaite. Les enfants, dupes ou pas, s'en sortaient tout de même très bien, c'était tout à leur honneur. J'ai eu un instant la tentation d'aller le leur dire, me suis retenu à temps et de toute façon il était l'heure d'avancer.)
C'est au sortir de la rue Charles Lecocq que tout s'est éclairci, sur le trottoir opposé à celui qui longe le dépôt de bus de la RATP. Je ne sais pas comment le déclic s'est produit, couleur du jour, soleil rasant, incidence particulière d'une perspective, probablement la confusion des trois, un moment fugace, accidentel et non reproductible propice à la réminiscence et, pourquoi pas, au déplacement (cela revient au même) quoi qu'il en soit une belle femme longue est sortie d'un immeuble avec un cabas vide, elle est venue vers moi en me jetant un œil intraduisible avant de prendre sur sa gauche, sans doute en direction du marché de la rue Lecourbe, et je me suis soudainement retrouvé quelques années en arrière et dans un arrondissement voisin, quoique très différent.
À l'époque j'allais souvent rendre visite — en voisin, justement, à des amis malgaches dans le studio qu'ils louaient rue de la Glacière. Il me suffisait de longer le métro aérien depuis l'escalier du jardin Brassaï qui, descendant sur Corvisart à travers un immeuble en voûte, dévoile la station comme si l'on pénétrait les lentilles angoissantes d'un Dolly Zoom. Mon copain tâtait de la mécanique, il s'était mis en tête de retaper l'épave d'un Combi Volkswagen qu'il avait installé à demeure sur des traverses de chemin de fer et précisément sous le métro, en face de l'hôtel PLM Saint-Jacques. Il avait l'espoir, une fois remis en état de rouler, de faire acheminer l'engin par container à Antsiranana, pour ensuite — et jusqu'à la fin de ses jours disait-il, y exercer le métier de taxi-brousse. Bien que n'ayant qu'une vague idée de ce que cela signifiait, je trouvais cette idée inquiétante et belle à la fois.
Un soir, les mains encore pleines de cambouis (je tenais sans doute le rôle d'aide-graisseur, dans une salopette inspirée de celle de Coluche) j'avais fait la connaissance d'une de leurs amies et nous avions sympathisé autour de valeurs communes (et d'un seau de "rhum arrangé"). Nous nous étions ensuite revus à de multiples reprises, sans pour autant que je parvienne jamais à savoir où elle habitait exactement. Mais cela n'avait aucune importance car l'essentiel, le souvenir majeur que je garderais toujours présent à l'esprit en dépit de la brièveté de cette relation, sa qualité première et en quelque sorte son génie, c'était que cette fille, rien.
J'entends par là, rien de ce qui puisse constituer le début d'une complication. Tout était, si je puis dire (je cherche encore le mot) agréablement libre. « Pas de lézard », comme dans cette expression qui ferait florès plus tard sur les murs de la Butte-aux-Cailles. Toute notion d'attente ou d'habitude étant exclue, la souffrance s'en trouvait abolie. Le mot que cherchais tout à l’heure, on vient de me le souffler, nous étions en lévitation. Et puis un matin, tôt, elle m'a appelé, il fallait venir. Chez elle. Il fallait venir parce qu'elle s'en allait. Et moi j'étais en train de lire Le chercheur d'or de JMG Le Clézio et j'en étais à la page 122 (impossible de ne pas m'en souvenir, le livre en porte encore la pliure). Elle m'a donné son adresse : rue Charles Lecocq.
J'entends par là, rien de ce qui puisse constituer le début d'une complication. Tout était, si je puis dire (je cherche encore le mot) agréablement libre. « Pas de lézard », comme dans cette expression qui ferait florès plus tard sur les murs de la Butte-aux-Cailles. Toute notion d'attente ou d'habitude étant exclue, la souffrance s'en trouvait abolie. Le mot que cherchais tout à l’heure, on vient de me le souffler, nous étions en lévitation. Et puis un matin, tôt, elle m'a appelé, il fallait venir. Chez elle. Il fallait venir parce qu'elle s'en allait. Et moi j'étais en train de lire Le chercheur d'or de JMG Le Clézio et j'en étais à la page 122 (impossible de ne pas m'en souvenir, le livre en porte encore la pliure). Elle m'a donné son adresse : rue Charles Lecocq.
Devant chez elle était garée sa voiture, une Citroën CX d'une longueur invraisemblable (elle me ferait penser plus tard à celle de Jacques Chirac, la nuit de son élection) ; j'avais été stupéfait, un soir, par l'agilité de la conductrice dans la circulation parisienne, son habileté surnaturelle à faire un créneau avec ce monstre dans une petite rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. La voiture, donc, était surmontée d'une armoire sanglée sur la galerie, les pieds devant, la faisant cette fois-ci ressembler à un corbillard, mais un corbillard bleu ciel, mince consolation artistique. La banquette arrière disparaissait sous un tas de cartons entourés de ruban adhésif et d'objets divers entassés pêle-mêle. J'imaginais difficilement qu'elle pût posséder autant d'objets, je ne l'imaginais d'ailleurs pas en possession de quoi que ce soit tant était grand son détachement envers le décor matériel ou, mieux, aussi immédiate et gracieuse étant sa façon de s'y glisser. Sa voiture, même, je ne suis pas sûr du tout qu'elle lui appartenait. Je ne me trompais pas tant que ça.
L'appartement était vide ou presque, à l'exception de quelques meubles volontairement laissés sur place : une table, trois chaises, un matelas et des bricoles intransportables. L'endroit, que je ne connaissais donc pas, m'apparut incroyablement clair, presque éblouissant, avec une profondeur de champ remarquable vers le sud par-dessus le dépôt de bus, jusqu'à la rue de la Convention et au-delà. Mon amie venait de briser un pendentif en turquoise qui lui venait de sa mère et pour la première fois, l'espace d'un instant je la vis s'assombrir, être triste je crois. Elle m'expliqua devoir rentrer à Clermont-Ferrand le jour même afin d'être prête tôt le lendemain matin pour y signer un papier chez un notaire, puis elle continuerait vers Nice car la boîte où elle avait un job avait déménagé. Elle me disait ça comme elle m'aurait parlé d'aller acheter un pot de peinture chez le marchand de couleurs du coin de la rue des Entrepreneurs, je n'étais donc nullement inquiet. Il n'était pourtant pas question qu'elle revienne, d'ailleurs Nice n'était plus « qu'à cinq ou six heures de la Gare de Lyon, on aurait bien l'occasion de se revoir ». Elle est partie deux ou trois heures plus tard, durant lesquelles je suis redescendu très progressivement au niveau du trottoir. Dans l'autoradio elle avait mis une cassette de Michel Jonasz et le corbillard s'est éloigné dans un air de blues.
Lorsque j'ai quitté mes amis de la Croix-Nivert, après une conversation dans les blancs de laquelle j'avais eu le temps de développer ces diapositives au grain très fin, je suis repassé devant le square Saint-Lambert, mais il était déjà fermé. Les oursons, derrière la grille de la rue Joseph Liouville, étaient toujours dans le même mouvement, tout en imprécision, appliqués à tester le hasard. Ils étaient décidément tous les deux de la même trempe, du même métal. Tant qu'ils seraient ensemble, l'un de l'autre ils ne risqueraient rien.
...
Les parcs et jardins réservent parfois des surprises (celle, par exemple, que la photo ne soit pas de toi !)...
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