Un algorithme sentimental





Le 13 mai dernier j'allais à la rencontre de Jacques Brélivet, un cousin rennais, et nous nous étions donné rendez-vous au musée Bourdelle. D'abord parce que c'est facile, depuis le pied de la tour Montparnasse il suffit de suivre les flèches. Et puis aussi car ni l'un ni l'autre ne connaissions cette oasis, ce qui peut surprendre de la part de Bretons ayant, à des époques différentes et sur des fréquences décalées, eu à faire le voyage en train vers Paris, y étudier, y travailler, bref s'y attarder plus ou moins durablement. Enfin, pris dans le dérisoire maelstrom de nos quotidiens, nous ne nous étions pas vus depuis plusieurs années.




Parmi les bronzes impeccables distribués dans les jardins, l'atelier et les appartements du sculpteur montalbanais (dixit Wikipédia ; on peut aussi, pour son interprétation inimitable, consulter les quatre billets que Dominique Hasselmann a consacrés au lieu dans son précédent blog) en particulier sous l'acacia de la cour intérieure, milieu géographique et quasi littéraire d'un silence urbain surréaliste (ne manquait plus qu'un souffle de vent), nous avons, avec une émotion parfois tangible, soulevé des films légers qui, prodige ! cachaient des plans entiers du roman familial, aux couleurs inaltérées. Les assembler, les confronter de la sorte est toujours une épreuve au grain magnifique.




Je ne sais plus comment la conversation est venue sur cette librairie de la rue Hoche, à Rennes, qui s'appelait les Nourritures terrestres. Ouverte en 1947 au N° 19, elle était tenue par deux sœurs, Yvette et Jeanne Denieul ainsi que par Yves Bertho, arrivé plus tard mais devenu le mari d'Yvette. Les deux dames, qu'on appelait les nourrices, étaient indissociables de la vie étudiante et intellectuelle rennaise. J'ai encore le souvenir, alors que je cherchais des livres au seuil d'une année de droit rapidement enfouie sous la pression de mes amis de la fac de lettres, de mes premiers pas dans la boutique. Tandis que j'essayais de me relire pour demander à Jeanne (la moins bavarde des deux) la liste des volumes requis (un pensum, sans doute), elle m'interrompit, quelle fac ? quel prof ? quelle année ? Deux minutes après elle revenait avec les bouquins en question :  — Voilà, tout y est. Cette maîtrise du métier m'avait à l'époque grandement impressionné, et encore ce n'était rien en regard de leur rapidité à trouver un ouvrage un peu rare parmi les piles de livres qui cachaient les rayons déjà surchargés des bibliothèques, cette foule de livres a priori désorganisée caractéristique des meilleurs antres.




Jacques fut longtemps le bibliothécaire responsable de la fac de droit de la place Hoche, il connaissait donc bien le trio, chez qui il s'approvisionnait. Il me rappela qu'Yvette Bertho avait beaucoup appris de ses années passées dans la librairie d'Adrienne Monnier au 7, rue de l'Odéon (donc pas très loin d'ici). Adrienne Monnier rejointe en loyale concurrence par sa compagne Sylvia Beach qui, après avoir créé Shakespeare and company rue Dupuytren vint s'installer en face, au N° 12. Une notice de Jacques sur le site de l'UEB - Rennes 2 - Bibliothèques est à cet égard intéressante à lire.
Et pour le plaisir de les revoir, de les entendre parler de leur métier, il y a cette vidéo de l'INA, en 1986. Elles y sont interrogées bruyamment, certes, mais le bonheur dans leurs yeux est tellement vif qu'on oublie vite les questions pour ne retenir que leurs mots.




Il y a bien longtemps que je ne suis pas allé en Bretagne, a fortiori dans Rennes. Je n'en connais plus guère que les quais de sa gare. À la question de savoir ce que sont devenues les nourritures terrestres, Jacques me répond : 
— une pâtisserie. Tu dates, les nourritures sont fermées depuis 88. 
Et le nom ? 
— Il est resté. Le nouvel occupant a trouvé que cela collait bien à ce qu'il vendait.




Plus tard, le seul reproche que nous eûmes à faire au musée fut — pardon pour la note triviale — l'absence de buvette, de bar, de salon de thé, appelons ça comme on veut, tellement l'envie était forte de continuer la conversation dans la cour arborée d'un cheval majeur (moins obsédant que celui de la Route des Flandres mais lui aussi très détaillé) et relativement peu encombrée de cette fin d'après-midi. 



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Au retour, je me mets en peine de rechercher dans mes cartons, mais aussi sur mon disque dur, les visages de nos chers disparus dont nous avons évoqué un temps la mémoire. Le logiciel photo que j'utilise me demande la permission de mettre en oeuvre son « outil de reconnaissance faciale ». Machinalement, je clique sur « oui ». Les premiers visages qui apparaissent dans le résultat qu'il me propose sont les suivants :





La photo de gauche fut prise lors d'une visite amicale que je rendais à Hélène Verdier. J'allais chercher un appareil photo qu'elle avait eu la gentillesse de me prêter, le mien étant tombé en panne. La seconde, dans la chambre d'un bed & breakfast aux Pays-Bas lors d'un voyage récent dont j'ai dit quelques mots un peu plus haut dans ces pages. 
L’algorithme dans la peau, en quelque sorte.

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Commentaires

  1. Merci pour cette visite et le partage de vos souvenirs, de nous faire ressentir votre plaisir de ces retrouvailles, et ces photos !
    Quand aux algorithmes informatiques, il me semblait bien qu'il était préférable de ne pas avoir une confiance aveugle dans les robots et leurs possibilités d'interprétation virtuelle, mais ça doit être encore une manifestation de mon côté rebelle !

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    1. L'algorithme fait lui aussi des erreurs. C'est terrifiant : et s'il était humain ?

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  2. Le musée Bourdelle est en effet peu fréquenté (et tant mieux, ça évite les files d'attente) : certains doivent le prendre pour un lieu de perdition !

    Merci pour avoir fait un lien avec cette visite que j'en avais effectuée.

    Quant aux "Nourritures terrestres", peut-être que Gide - qui devait déjà être surveillé, ne serait-ce que pour son voyage à Moscou... - aimait aussi les madeleines ?

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    1. Merci pour ton passage (et ta traditionnelle correction orthographique !)

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  3. «Adrienne Monnier rejointe en loyale concurrence par sa compagne Sylvia Beach qui, après avoir créé Shakespeare and company rue Dupuytren vint s'installer quasiment en face d'Adrienne, au N° 12.»

    J'ai longuement hésité sur cette phrase et la possible duplicité d'Adrienne (!)

    Et l'exposition sur les mannequins d'artistes, dont j'ai entendu parler ce matin sur France Musique, l'avez-vous vue ? Elle est vraiment faite pour vous plaire., d'après moi.

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    1. Chère ArD, vous me flattez au-delà du raisonnable et voici que mon visage s'empourpre. Peu de blogueurs, sans doute, bénéficient des efforts conjugués d'un professeur d'orthographe (voir plus haut) et d'un(e) autre pour le style, attentions qui m'honorent.
      Votre remarque, et je vous en remercie, ne restera pas vaine. ;)

      L'expo, bien sûr, vous voyez juste et il n'est pas question de s'en dispenser. Cette fois-ci j'étais pris par le temps mais j'y retournerai sûrement au mois d'août !

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