Le jardin politique (Yeu, III)
Avant de pénétrer dans le jardin de Mu, il faut en contourner la maison. Celle-ci se démarque des autres par la taille — deux étages colorés dont le dernier est un haut grenier, et par la pente douce d'un toit à l'arête abattue qui la fait ressembler à une construction basque dont l'architecte eût été picard. On la longe, et c'est un couloir assez large dont l'autre mur est celui d'un magasin (on nomme ainsi les dépendances dont toutes les maisons de l'île sont pourvues car ici, en principe, ni cave ni grenier) d'où proviennent toutefois les roucoulements et les piaillements d'innombrables pigeons, cailles et autres perdreaux, témoins d'un usage particulier et inhabituel.
On a dit pénétrer, et c'est bien le mot qui convient à l'approche du mur de verdure face auquel on se trouve rapidement, et dont on se demande par quel endroit caché il faudra progresser. Mu nous demande de la suivre et c'est le début d'un enchantement. D'emblée, on pense qu'ici se trouve l'endroit désiré, le vrai but du voyage, lieu pourtant inconnu une heure auparavant. La mer, qui de toute façon fait entendre son murmure et impose sa lumière jusqu'au centre de l'île, on la retrouvera ailleurs, en Bretagne évidemment car ici la côte, faisant fi des catégories administratives, est fondamentalement bretonne, mais ce jardin, dans sa profusion, son audace, son apparente anarchie, est unique. On pense à Gauguin, on pense à García Márquez.
Mu a commencé l'aménagement de ce jardin — le trouvait-elle trop zen ? il y a une trentaine d'années, en plantant de-ci de-là quelques espèces trouvées lors de ses voyages sur le continent. Comme elle voyait que « ça prenait bien », que des familles se créaient par affinité, elle n'a plus arrêté. Elle seule, je crois, connait au juste son jardin, tous ses individus, leur place précise et leurs besoins, même si quelques voisins et ses deux fils marins-pêcheurs viennent l'aider entre deux marées. Désormais elle n'en bouge pratiquement plus, sauf une semaine ou deux à la morte-saison, celle des jardins bien entendu.
S'il y a quelque chose d'émouvant dans l'entretien d'un jardin c'est bien le temps qu'on y passe (phrase entendue dans un milieu petit-bourgeois avant les vacances : « celui-là, il ne part pas, il est esclave de son jardin »). Et bien justement, parlons-en de ce temps dépensé gratuitement, l'esprit attentif et les mains sales, au-dessus de la rumeur du monde. L'art d'apparier les plantes, de les faire s'entraider, de pressentir qui aura du mal avec qui, de se donner les moyens de la cohabitation, de souvent se tromper, de faire des choix parfois cruels, de faire en sorte qu'untel aura suffisamment de place pour ne pas empiéter sur la liberté de l'autre, etc. Cet art sans fin est un art politique, et en politique (comme en poétique) il n'y a pas de vacances. En principe.
Il faut partir, quitter les haricots verts, les oiseaux de paradis, les framboisiers et les roseaux sauvages. Un canard vient nous dire au revoir (et surtout casser la croûte ; d'ailleurs pour nous aussi c'est bientôt l'heure). Mu, seule mais bien entourée, retrouve la quiétude du chant de son monde.
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