Noms de pays
Avant
de partir, et par précaution, il a semblé opportun de se
mettre en quête d'une carte routière. L'expérience a montré que
les gîtes ruraux vantant — sur le papier — calme et isolement sont
susceptibles (dans un même élan vers le retirement ?) de se trouver
à l'écart d'une couverture numérique, et dans ce cas où rien n'est
prévu, le voyageur insouciant se voit pris au piège comme dans
un tipi au fond des steppes, sans au moins un plan sous la main pour
lui indiquer l'adresse des commodités essentielles. La carte que
nous avons trouvée n'est pas de la première jeunesse, mais enfin qu'importe,
les villes, villages et voies principales de communication peuvent
bien prendre leurs aises, il est rare que la campagne ne garde pas
trace des chemins qui l'ont parcourue à diverses époques. Bref,
cette carte Michelin de 1963 extraite d'une série rangée dans une boîte à chaussures, témoin
d'un déménagement reculé, témoin aussi d'une parenté soucieuse de s'y retrouver — dans un état du reste proche du
neuf, plis impeccables, encre encore fraîche, devrait faire
l'affaire et même plus, bien plus que ce qu'on lui demande à
l'ordinaire, évidemment. Les blancs, les vides des cartes anciennes ou simplement
datées, voire signées, annotées, ne demandent qu'à se remplir et notre imagination en bonne
part se précipite dans ces brèches en traversant les noms de pays
qui agissent alors à la façon des enzymes, qui sont des
accélérateurs de processus.
(c'est
donc l'histoire d'un départ qui a tout de même eu lieu...
... voilà)
Imprégnation : Dozulé,
Repentigny, Auvillars, Bonnebosq, Beaufour Druval, Cambremer (pour ce dernier, de quoi faire). Puisque tout est
prévu, décidé, avalisé (payé), nous avons pris la route. La route
pavée, le recommencement.
(Joie parallèle : il
y a un volume de Joseph Conrad, dans la Pléiade il porte le N° 2)
Pas
question ici de lire l'exigeant Nostromo (il fallait entre autres composer — le
mot est faible — avec cette foutue télévision qui débite à
longueur de temps des insanités sur une chaîne à l'adresse des
enfants, malgré le soin pris de baisser le son au minimum admis en
deçà duquel ç'eût été la révolte, et de planquer la
télécommande sur le haut d'un meuble, donc a priori inatteignable,
mais ces voix !... en particulier celle d'une présentatrice ridicule et
horripilante à la voix acidulée d'ado, bien qu'elle eût
certainement dépassé la trentaine — une "cougar",
pensai-je à part moi, et avec cette fille-vrille dans ce contexte, ce brouhaha, les phrases de Conrad
dansaient sans espoir sous mes yeux, avant de s'évaporer à la façon d'un esprit de vin), pas de Nostromo donc, qui s'est quelque peu acquis
la réputation d'être un livre que l'on ne peut lire que si on l'a
déjà lu1, en revanche il y a quelques nouvelles (je
ne sais pas si le mot est juste, elles sont répertoriées sous le nom
de récit, peut-être parce que Conrad utilise souvent la voix
narrative, mais leur forme courte appelle le terme de nouvelle) en
particulier Typhon (dans la traduction d'André Gide2),
et Amy Foster ou encore Falk, textes brefs et
puissants dans un format concis, suffisamment en tout cas pour que la bulle n'éclate pas,
et surtout le matin entre 6 et 7 ou tard le soir.
« Cet homme voulait vivre. Il avait toujours voulu vivre. Nous en sommes tous là. Mais chez nous l'instinct obéit à une conception complexe ; chez lui, il n'y avait que cet instinct. Il y a dans un envahissement aussi exclusif une force gigantesque et quelque chose de pathétique, comme dans le désir naïf et sans retenue d'un enfant. Il voulait cette jeune fille et tout ce que l'on peut dire en sa faveur est qu'il ne voulait que cette jeune fille-là. Je pense avoir vu alors l'obscur commencement, la graine qui germait dans le terrain d'un besoin inconscient, la première pousse de l'arbre qui porte désormais pour une humanité évoluée la fleur et le fruit, l'infinie gradation des nuances et des parfums de notre amour averti. C'était un enfant. Il avait d'ailleurs la franchise d'un enfant. Il avait faim de cette femme, terriblement faim, comme il avait eu terriblement faim de nourriture. »3
Mais aussi :
« Une des lampes était éteinte, brisée peut-être. Des cris gutturaux, hargneux, éclatèrent à leurs oreilles en même temps qu'un ahan étrange, le halètement de toutes ces poitrines tendues. Un coup rude frappa le flanc du navire ; l'eau tomba sur le pont avec un choc étourdissant ; à l'avant de la pénombre, là où l'air était épais et rougeâtre, Jukes vit une tête cogner violemment le plancher, deux gros mollets battre les airs, des bras musclés enlacer un corps nu, une face jaune, à la bouche grande ouverte, lever des yeux au regard fixe et farouche, puis disparaître en glissant. Un coffre vide se retourna bruyamment ; un homme pirouetta la tête la première, on l'eût dit lancé par un coup de pied ; plus loin, d'autres, comme des pierres précipitées du haut d'un talus, roulèrent, indistincts, en agitant les bras et en frappant le pont de leurs pieds. L'échelle de l'écoutille était surchargée de coolies ; ils grouillaient comme des abeilles sur une branche ; ils pendaient aux échelons en une grappe rampante et mouvante, et heurtaient à grands coups de poing la face intérieure du panneau fermé ; dans l'espacement des lamentations on entendait, au-dessus, la ruée impétueuse de l'eau. Le navire donna de la bande et ils commencèrent à tomber ; d'abord un, puis deux, puis tout le reste ensemble emporté, se détachant en bloc avec un grand cri. »4
Ou encore :
« — Oui ; c'était un naufragé. Un pauvre émigrant d'Europe centrale parti pour l'Amérique et qu'une tempête avait jeté sur cette côte. Et pour lui, qui ne savait rien du monde, l'Angleterre était un pays inconnu. Il lui fallu quelque temps avant même d'en apprendre le nom ; et, pour autant que je sache, il s'attendait peut-être à trouver ici des bêtes fauves et des sauvages, lorsque, s'étant hissé dans l'obscurité en haut de la digue, il roula de l'autre côté dans un fossé où c'est miracle encore qu'il ne se soit pas noyé. Mais il se débattit instinctivement comme un animal pris dans un filet, et cette lutte aveugle le jeta dans un champ. Il devait être, en fait, d'une fibre plus résistante qu'il n'en avait l'air pour avoir pu supporter sans y laisser la vie de pareils chocs, d'aussi violents efforts, et une pareille peur. Plus tard, dans son anglais approximatif qui ressemblait singulièrement à celui d'un tout jeune enfant, il m'a raconté lui-même qu'il s'en était remis à Dieu, pensant qu'il n'était déjà plus de ce monde. Et en vérité, a-t-il ajouté, comment aurait-il pu savoir à quoi s'en tenir ? Il avait avancé à quatre pattes en luttant contre la pluie et le vent pour donner en fin de compte dans un troupeau de moutons qui se pressait à l'abri d'une haie. Le bêtes s'étaient dispersées dans toutes les directions en bêlant dans l'obscurité, et il avait accueilli avec plaisir le premier bruit familier qu'il eût entendu sur ce rivage. Il devait être à peu près deux heures du matin. Et c'est tout ce que nous savons de la façon dont il débarqua ici, encore qu'il ne fût pas venu sans escorte, loin de là. Mais ses hideux compagnons ne commencèrent à venir à la côte que bien plus tard dans la journée... »5
Écrire
des cartes postales, sans enveloppe. Pour goûter pleinement ce
plaisir, il est préférable de le faire attablé dans un café avec
des gens autour et du mouvement dans la rue, le plus d'agitation
possible. Quand on oublie de timbrer, faute d'attention ou trop
d'empressement, cela peut arriver mais ce n'est pas grave, la plupart
du temps elle parvient à son terme avec parfois un simple bonus de
la main du facteur : « manque affranchissement ». Il
est aussi possible, si l'on est agile, de dessiner un timbre
fantaisiste soi-même ; cela nécessite précision et minutie,
sans doute aussi un soupçon de préméditation et de folie (après
tout, il n'est pas dit que cela ne soit pas interdit, pour ne pas donner le mauvais exemple, à l'instar des resquilleurs de la SNCF ou des fraudeurs du FISC et peut-être est-ce, qui sait,
passible d'une amende ?) mais quelle joie pour le destinataire !
On admettra que c'est autre chose qu'un mail, et le risque pris a le goût du sel sur la peau au retour de la promenade.
Et puis ?
C'est vague...
...
1. Jacques Berthoud, Joseph Conrad: The Major Phase, Cambridge, 1978, p. 97
cité par Paul Le Moal dans sa notice sur Nostromo, bibliothèque de la Pléiade p. 1358
2. Joseph Conrad, Oeuvres II sous la direction de Sylvère Monod, Editions Gallimard 1985 pour la Pléiade
3. J. C., Falk (Typhon et autre récits) p. 503, id.
4. J. C., Typhon, IV, pp. 364-365, id.
5. J. C., Amy Foster, p 405, id.
que vive la vacance des ondes
RépondreSupprimer... en quelque sorte (;
SupprimerCe "Typhon" de Conrad, je l'ai encore en livre de poche.
RépondreSupprimerLe cheval au galop, belle image de vitesse.
La carte postale (qui peut arriver un mois après, abolissant ainsi la précipitation du temps), sans doute un moyen de sauver la Poste.
La femme au chien et la moto avec sacoches de cuir : ça marque.
Étant devenu totalement fan, avais à l'époque préféré la compil'
Supprimer;)