Icône de l'oubli
« Ceux qui, comme moi, ont parcouru à pied le Midi de la France ont pu remarquer entre Bellegarde et Beaucaire, à moitié chemin à peu près du village à la ville, mais plus rapprochée cependant de Beaucaire que de Bellegarde, une petite auberge où pend, sur une plaque de tôle qui grince au moindre vent, une grotesque représentation du pont du Gard. Cette petite auberge, en prenant pour règle le cours du Rhône, est située au côté gauche de la route, tournant le dos au fleuve ; elle est accompagnée de ce que dans le Languedoc on appelle un jardin : c'est-à-dire que la face opposée à celle qui ouvre sa porte aux voyageurs donne sur un enclos où rampent quelques oliviers rabougris et quelques figuiers sauvages au feuillage argenté par la poussière ; dans leurs intervalles poussent, pour tout légume, des aulx, des piments et des échalotes ; enfin, à l'un de ses angles, comme une sentinelle oubliée, un grand pin parasol élance mélancoliquement sa tige flexible, tandis que sa cime, épanouie en éventail, craque sous un soleil de trente degrés. »
Alexandre Dumas, le Comte de Monte-Cristo, chapitre XXVI
Le 10 septembre dernier, lors de cette promenade motorisée dans le Midi de la France qui nous emmenait de Maguelone aux confins de Marseille et vice versa, un sursaut nous fit faire un détour par le pont du Gard. Je savais être déjà venu ici, en famille certainement, mais aucune anecdote en mémoire pour faire date, aucune photo dans les cartons pour me dire : « ça a été ». À tel point que je commençais à mettre en doute ce souvenir, dilué ou masqué par les représentations vues ultérieurement, l'iconographie, les photographies ; le souvenir lui-même d'autres photos, gravures ou peintures : celles des dictionnaires, des encyclopédies, voire celles des livres de classe, des diapos projetées par l'instit (le maître, plutôt ; ce faisant, il racontait plus ses propres vacances qu'il ne donnait à voir le monument). Et, pourquoi pas, les images mentales rapportées en couches successives au gré des lectures, lorsque tel ou tel ouvrage abordait la question. Bref, la représentation avait passé un vernis sur le souvenir lui-même.
Mon père avait une conception particulière, bien à lui (et pourtant, sans doute, très répandue) du monument historique, pouvant se situer à mi-chemin entre Hubert Robert et Viollet-le-Duc. Quand ruine il y avait, il fallait qu'elle fût en bon état, c'est-à-dire consolidée, rejointoyée, nettoyée, magnifiée en quelque sorte et selon ses critères, sans qu'en aucun cas un élément moderne vînt perturber, par son anachronisme, son sommeil éternel. Voici peut-être la raison pour laquelle je n'ai pas trouvé de photo de cette visite, encore une fois si jamais elle a eu lieu, et dont les témoins ont disparu. À l'époque les autos se garaient directement au pied du pont, circulaient même encore sur le second pont accolé au 18ème siècle et laissant passer la départementale, il est possible qu'un dégoût de la situation lui ait ôté l'idée de déclencher son Rollei ou son Foca (il l'aurait fait s'il s'était agi par exemple de voir passer le Tour de France, comme en juillet 1960 : événement exceptionnel. Mais en 1960 il n'avait pas de vacances).
Mon père avait une conception particulière, bien à lui (et pourtant, sans doute, très répandue) du monument historique, pouvant se situer à mi-chemin entre Hubert Robert et Viollet-le-Duc. Quand ruine il y avait, il fallait qu'elle fût en bon état, c'est-à-dire consolidée, rejointoyée, nettoyée, magnifiée en quelque sorte et selon ses critères, sans qu'en aucun cas un élément moderne vînt perturber, par son anachronisme, son sommeil éternel. Voici peut-être la raison pour laquelle je n'ai pas trouvé de photo de cette visite, encore une fois si jamais elle a eu lieu, et dont les témoins ont disparu. À l'époque les autos se garaient directement au pied du pont, circulaient même encore sur le second pont accolé au 18ème siècle et laissant passer la départementale, il est possible qu'un dégoût de la situation lui ait ôté l'idée de déclencher son Rollei ou son Foca (il l'aurait fait s'il s'était agi par exemple de voir passer le Tour de France, comme en juillet 1960 : événement exceptionnel. Mais en 1960 il n'avait pas de vacances).
Pour revenir à notre journée, j'avais en mains un appareil photo qui venait de m'être prêté et dont je peinais à comprendre le fonctionnement. Au bout d'un moment je décidai de laisser là ces épuisantes et dérangeantes considérations techniques et réglai l'engin sur un mode automatique. Comme il fallait s'y attendre, la plupart des photos furent banales, ou ratées. Je n'en fis d'ailleurs qu'une demi-douzaine, presque machinalement, l'esprit fort heureusement ailleurs. Il serait temps plus tard de se consoler en disant : voilà une série atypique (atopique ?)
Après la promenade vient le moment de faire un tour dans le vaste musée en sous-sol et c'est une surprise que cette clarté, cette précision historique dont le matériel documentaire ne s'arrête pas à l'antiquité romaine. Surprise parce que les nouveaux abords du lieu, avec évidemment leurs immenses parkings, font plutôt penser à quelque parc d'attraction pour fanatique d' « accrobranche » ou de saut à l'élastique, ou bien à un zoo, ce qui n'augure pas une affaire sérieuse. Dans une salle d'exposition il y avait — il y a encore, je crois, réunies sous le titre « Vestiges 1991 - 2015 » quelques très belles photos de Joseph Koudelka, photographies noir et blanc de sites archéologiques gréco-romains en périphérie de la Méditerranée.
Et là curieusement, comme doué d'initiative, prenant pour ainsi dire vie, devenu autonome et hors de mon contrôle hésitant et malhabile, pas fâché en somme que je lui lâche la bride, se sentant en confiance et en sympathie dans un contexte favorable, mon appareil que je croyais abruti s'est mis à fonctionner parfaitement. On ne toucherait plus aux boutons pendant un certain temps, pensant s'en être fait un ami.
...
Votre appareil est comme certains humains qui s'épanouissent quand on leur laisse un peu de liberté pour s'exprimer, j'en connais beaucoup.
RépondreSupprimerMerci pour cette promenade dans un sud que j'aime, plus romain et plus sauvage...
J'ai connu le pont du Gard sans son parking très cher, sans ses abords dédiés au tourisme de masse, sans l'impossibilité de monter tout en haut...
RépondreSupprimerMais la balade en kayak vaut l'essai (et on peut prendre ce monument alors en contre-plongée).