Après le voyage, qui n'aura pas lieu


À force de reprendre presque quotidiennement cette balade de santé, il n'y a pas d'autre expression possible, je me demande si je ne suis pas devenu un des leurs ; les arbustes qui bordent le canal.
Celui qui marche, de par sa vitesse relative, voit l'eau couler un peu moins lentement mais après tout, ni l'un ni les autres ne sont si pressés d'en finir avec leurs racines. En tout cas les branches ne sont pas encore nues et leur rideau qui défile en sens inverse du courant n'obstrue pas la profondeur de champ.


Un peu plus loin je retrouve le beau setter avec lequel j'avais fait un bout de chemin dans les mêmes lieux, l'année dernière à la même époque.
Tous les deux on doit s'aimer, puisqu'on regarde dans la même direction. D'ailleurs, quelques centaines de mètres plus loin, on se quitte ; preuve qu'on s'est aimés et qu'on s'aime encore (le kitsch est toujours anthropomorphe).


L'écluse de Lesches est fermée et c'est une surprise de voir le canal transformé en ru. Sans doute doit-on bientôt procéder au désembouage du bief qui rejoint la Marne en passant par le tunnel de Chalifert ? En effet, la physionomie du lit atteste que les péniches étaient ici susceptibles de raguer sur les hauts-fonds des berges, surtout en cet endroit où elles sont censées pouvoir se croiser. Combien de temps durera cette intervention du génie civil et maritime ? On espère au moins que les mariniers en auront été informés par une gazette quelconque, numérique ou pas, un canaux.net ou une batellerie.org, histoire de continuer par une autre voie, Seine ou Oise, leur part d'alimentation de Paris ; quelques millièmes tout au plus de l'immense mouvement global, mais dans une contribution poétique incalculable, et c'est l'essentiel, dit-on sans hésiter (et dire la poésie du camion est remis, en ces lignes, à plus tard).


Pas question de prendre sous le tunnel aux rives glissantes et à l'atmosphère, on s'en doute, nauséeuse, de toute façon il est interdit aux piétons et réservé aux péniches (encore faut-il qu'elles soient au gabarit dit Frayssinet*), alors on doit continuer entre les arches du viaduc construit pour le TGV, dont on entend à peine le feulement sourd et aigu, comme si des fauves se disputaient quelque part entre ces arbres de béton. Le temps de rentrer les épaules, et déjà ils ont disparu. 
Il y a — paraît-il — des grimpeurs qui s’entraînent ici nocturnement, les éclaireurs d'une nouvelle armée anticapitaliste, ils n'ont pas peur des fauves et il faut s'en réjouir. Seront-ils prêts à temps, et la forteresse est-elle encore prenable ? 


De nouveau sur un chemin censément plus calme (et d'ailleurs c'est vrai, on n'entend presque plus rien, que des aboiements lointains et des pépiements proches mais tout aussi imprécis), comme si le ciel avait peur que l'on s'ennuie, et surtout pour nous rappeler que les éclaireurs ont encore du boulot, il a déposé sur la route cette Chevrolet « Impala SS » de 1964 (5,7 litres de cylindrée, mais le plein a-t-il été fait ?) On est tenté un instant de se prendre pour Gene Hackman et de partir en course-poursuite avec soi-même sous les arches du précédent viaduc, comme sous les ponts du métro de Brooklyn dans French Connection.
Hélas, la route est en cul-de-sac, impossible de faire demi-tour et l'engin n'est pas amphidrome, à l'instar de la péniche que l'ami Dominique Hasselmann avait remarquée, à l'époque du « Chasse-clou », dans l'une de ses pérégrinations le long du canal de l'Ourcq (le même que celui qui passe ici, mais à 37 km 740 de distance, dixit le panneau fluvial qui se trouve sur l'écluse de Vignely). Et puis d'ailleurs il faudrait trouver une Lincoln Continental pour être raccord avec le film, on a beau écarquiller les yeux, le miracle ne se reproduit pas, alors on laisse tomber (et on évite, tout de même, de laisser ses empreintes sur la belle carrosserie vert d'eau).


Pour finir on va rentrer à pied, et puis après quelques heures il fera nuit.
Bleu nuit.


...


* Ainsi que me le fait remarquer une lectrice dans un commentaire du 21 oct, l'orthographe que j'ai prêtée à ce nom est erronée. Il faut lire Freycinet (Charles de). Dont acte, pardon pour cette erreur et merci à elle.

Commentaires

  1. L'imprévu était donc au rendez-vous : le chien, la Chevrolet...

    Je me souviens (c'est toujours embêtant d'employer cette expression que s'est appropriée Perec) parfaitement du film "French Connection" - et de la célèbre poursuite en voiture - d'autant que la mort du célèbre commissaire Le Mouël, "une légende de la police" (comme l'écrit Le Parisien), apprise il y a quelques jours, nous a ramenés à cette époque par un véritable effet de flash-back.

    Merci aussi pour le lien vers "Le Chasse-clou" qui s'occupait des "amphidromes" ce jour-là, ce que sont les TGV, finalement !

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    1. Pour le TGV c'est exact, je n'y avais pas pensé !
      (le Chasse-clou est dans la mémoire collective, et en particulier dans la mienne)

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  2. Frayssinet et Freycinet... C'est un peu comme une suite discrète. au fond (!)

    ArD

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