Incantations
On a d'abord fait beaucoup de kilomètres avec un Browning dans le coffre de la voiture, un calibre 12 et ses trente cartouches de plombs de 8, dans l'ignorance de savoir si c'était bien légal ce genre de plaisanterie, même avec un permis de chasse et son propriétaire sur la banquette arrière. Je suis bien conscient, par ces quelques mots, de perdre la moitié de mes followers, likers et autres beepers, mais bon, la vérité exige bien quelques sacrifices. En passant sur le périph' devant la Philharmonie (encadrée par une mandoline et un instrument aérien dont j'ignore le nom), j'ai repensé à la symphonie N° 94 de Joseph Haydn, au cours de laquelle il est tiré comme un coup de pétoire pour créer la surprise.
C'était plutôt endormant, je n'avais pas pris de café pour ne pas être obligé de m'arrêter sur l'autoroute ; à la guerre comme à la guerre.
Il faut dire que mon expérience de la chasse est vaguement floue, et c'est le moins que l'on puisse dire. Quelques souvenirs de fils de hobereaux ou de paysans (ils étaient souvent les deux à la fois) sur les bancs du collège, certaines pages d'Henri Vincenot (Commarin, Vandenesse-en-Auxois ; je me souvenais surtout des locomotives, du rail et de son système social), et la Tentation de saint Antoine, du grand Normand, à tout casser et tout au plus. La fiction, aussi, est faite de sacrifices.
On s'est posés au bas d'un chemin creux, le Pressoir ça s'appelle, entre pré et maïs mûrs et il a fallu attendre. Au début, plusieurs tirs lointains, mais ici rien, seulement l'attente. Le sentiment le plus curieux, au milieu de toute cette emmancherie, c'est la perte du langage. Les mots, d'habitude si prolixes lorsqu'on évoque en société l'art cynégétique ou quand on en lit un recueil d'anecdotes, sur le terrain tombent, un par un. Dans une sorte de régression on se replie progressivement sur sa vue et son ouïe seuls, ces instruments auxquels serait assortie une machinerie rudimentaire dévolue à une tâche unique, et réflexive. Tiens, un renard, tiens, un geai, ah, un pigeon, oh, un faisan, ce genre de déductions (et encore, ici, par habitude j'ai fait une phrase).
On est partis avant la première détonation, vite, hors d'atteinte. La petite Renault n'avait pas l'air de se considérer en terrain hostile, la direction était à l'aise dans les virages courts du bocage. Il faut dire que la conduite y est identique à celle que l'on aurait en ville, sans trop de circulation. D'ailleurs en ville, ce dimanche matin, il n'y avait pas grand monde. Mieux que ça, pour ainsi dire il n'y avait personne.
Sauf au bar et sous les halles. Le bar, naturellement, fait aussi PMU, tabac, dépôt de pain et presse. Il y a même des bouteilles de gaz sur le trottoir (il me semble avoir écrit exactement la même chose dans un ancien billet, sans doute dans une vie antérieure, est-ce un goût naissant pour l'auto-plagiat, la prothèse littéraire ?) La patronne nous sert la main, et avec le sourire, ce qui n'est pas grand chose mais en même temps c'est un enchantement, les mots me manquent (ils ne sont pas encore revenus). Pourtant et justement, les mots emplissent la salle en conversations plus ou moins soutenues, hautes ou basses, mais on n'essaie pas de comprendre, il y a des tons qui roulent sous le plafond comme une musique, tout juste reconnait-on un accent, des expressions locales qui semblent n'avoir pas bougé depuis le 16ème siècle, balancées de « cy » et de « oncques » comme chez Pierre de Ronsard, d'ailleurs natif de Couture, à 10 km d'ici, donc. En tout cas c'est suffisant et sans demander plus on est heureux.
Il y a quand même un point sensible qu'il convient de titiller convenablement, c'est le casse-croûte. Il commence à faire faim. Les chasseurs aussi doivent avoir déjà envisagé une trêve unilatérale. D'abord je prends des morceaux de viande en photo (un truc qui devait me démanger depuis un moment, je n'ai pas d'explication), puis des rillettes, du saucisson à l'ail et, de l'autre côté de l'allée centrale, un fromage de chèvre sec qui sent fort la chèvre (et, merveille, en a fort le goût). Par commodité, et autres motifs qu'il serait long de développer, on boira de l'eau, mais dans mes souvenirs lointains j'aurais bien vu un petit chassagne-montrachet, pour son côté gymnastique et antidépresseur, et parce que c'est un joli nom et une belle région. Et puis des noix, pour finir. Là, en cette saison il n'y a qu'à se baisser.
Bref, on ira s'encanailler sur les bords de l'Anille, le temps d'un pique-nique sous les choucas. Quand on mange, il n'y a rien à dire.
La chasse étant un sport réglé sur le cadran solaire, on a jusqu'au coucher d'icelui, mais pas plus, pour aller faire un tour, une espèce d'école buissonnière en ville. Le Mans étant trop loin, ce sera Vendôme et son cavalier tombé, de Louis Leygue, près du collège des Oratoriens de Louis Lambert, mais surtout son musée qui d'habitude est fermé lorsque nous venons, plus tard dans l'hiver. Peut-être ont-ils des problèmes de chauffage ? de personnel ? de tenue ? d'organisation ? d'argent ?
À l'entrée, qui se fait par le cloître de la Trinité démoli par l'armée en 1907 pour d'obscures raisons d'hygiène équestre, un jeune homme penché sur sa lecture dans un bureau séparé du guichet par une porte de verre, avec face à lui trois ou quatre écrans eux-mêmes scindés en plusieurs cases correspondant sans doute à des caméras, comme chez un bijoutier de grande surface ou un épicier Lidl, lève le nez, vient vers nous et dit avec un grand sourire que le musée est non seulement ouvert, sur ses quatre étages, mais gratuit. À partir de ce garçon, et pendant l'heure et demie que durera notre visite, nous ne verrons plus personne. Il n'y aura que des bruits amoindris par la hauteur sous plafond, des sonneries d’alarme ou de téléphone, un pas sur le parquet recouvert de tapis usés. Des signes de vie étouffés en trois lointaines dimensions.
La muséographie n'a pas dû être revue depuis plus de trente ans, mais les collections n'ont pas dû bouger non plus et il n'y a pas lieu de s'en féliciter ni de s'en plaindre, hormis quelques cartels qui se décollent et pendent dans la salle des cartes géologiques et des bêtes naturalisées, car cela ne gêne, évidemment, personne. C'est un méli-mélo disparate d'objets depuis l'antiquité jusqu'aux années 70, avec ce quoi, ce charme suranné ? Enfin, c'est très agréable. Un spécialiste actuel de ce type d'endroit, quel que soit la couleur de ses lunettes, s’arracherait les cheveux, mais qu'importe. Il est possible de s'embrasser dans un coin sans gêner personne — de vastes canapés hors d'âge et dépareillés y sont d'ailleurs endormis, comme si chaque conservateur avait voulu ainsi déposer une touche personnelle — et c'est bien là le grand charme des musées de province, qui sont aussi des lieux de rendez-vous.
Sauf qu'il y a partout ces caméras que nous avions remarquées à l'entrée.
Que va-t-il se passer si nous sommes repérés ?
Une patrouille de vigiles jusqu'alors en réserve, déboulera-t-elle ?
Serons-nous fouillés, dépouillés, emmenés au poste ?
Gentiment réprimandés, grondés, ou bien directement gardés à vue ?
Cela sera-t-il considéré comme un attentat, serions-nous des porteurs de grenades ?
Le baiser est-il une arme ?
Heureusement, on trouve la salle dévolue à l'art contemporain où il est possible de se réfugier, puisqu'elle est aveugle. On peut y voir en ce moment des œuvres de James Brown (qui n'est pas celui de Sex Machine, en dépit de ressemblances rythmiques). On le sent, c'est ici que le cœur pourrait s'emballer. Mais il est bien tard, et nous avons perdu du temps, il faut bien l'admettre, à regarder des instruments aratoires utilisés dans le lit du Loir au début du 19ème siècle, et autres broutilles du même acabit. Alors il faut redescendre, non sans avoir remarqué par une fenêtre du troisième étage ce parking en opus spicatum, il nous nargue car nous serions bien passé voir l'église romane de Lavardin, pourtant sur la route du retour, avec ses fresques de martyrs. Il nous reste à espérer que la chasse n'aura pas été trop cruelle, il serait idiot de se faire arrêter par les flics avec un chevreuil soigneusement dépecé dans le coffre de la voiture.
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Une lectrice me faisait remarquer en commentaire du précédent billet que j'avais confondu l'ingénieur Freycinet (Charles de) avec son homophone Freyssinet (Eugène) ingénieur lui aussi, polytechnicien également, mais à la carrière sensiblement différente.
Erreur impardonnable quand on vit au milieu des canaux, des lacs et des rivières.
Cette faute a été rapidement, cela va de soi, corrigée.
Beau patchwork et bien visé !
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