Les grands écarts
— « Messire Jean, lui dit la reine, allez
voir dans la cour du palais pourquoi ces
deux lévriers se livrent bataille ! »
Et il y alla.
Aloysius Bertrand
Gaspard de la nuit, 1895
Vu d'en haut, depuis l'une de ses cimes l'espace ressemble à une futaie, ou plutôt un taillis sous futaie ; mieux encore, un taillis sous futaie jardinée, c'est ça. En tout cas la forêt est exploitée, il n'y a pas de doute et quand il y aurait des endroits où elle ne le serait pas, assurément c'est à dessein.
Les dimanches après-midi, mais aussi certains jours en semaine on peut y croiser des promeneurs, parfois en bande organisée. Des associations locales ont dessiné une randonnée facile de moins de deux heures dont la clientèle, curieusement, est en majorité féminine. Il faut croire que pendant ce temps-là les hommes travaillent. Pourtant la moyenne d'âge est élevée, souvent au-delà de l' « âge légal », on dirait. Ainsi peut-être les conjoints absents sont-ils tous patrons, et ont-ils décidé de travailler jusqu'à leur fin. Ou bien ils préfèrent s'occuper autrement. Ou alors l' « âge légal » a été encore augmenté, sans publicité. Ou bien ont-ils simplement disparu, morts, ou se sont-ils enfuis. Au fait, sommes-nous vraiment dimanche ?
Quelques-unes des marcheuses rencontrées traînent autour d'elles une odeur forte (agressive, violente, incongrue etc.) de parfum ; mais dans quel but, c'est un mystère. Car enfin, raisonnablement, aucun de ces produits d'ingénierie ne peut concurrencer la suavité odorifère de la plus modeste fleur des bois, même si la saison est passée. Serait-ce de la prévention, une manoeuvre, en quelque sorte, pour tromper l'ennemi ? On l'a vu, celui-ci paraît pourtant bien faible, et pas seulement numériquement. D'ailleurs n'est-ce pas justement un aveu de faiblesse ? Ou bien alors et en dernier recours, un moyen de se prémunir contre l'assaut, certes improbable car pour tout le monde ici la saison est finie, d'un phallus impudicus, dit aussi dans nos régions « satyre puant », au fond pourquoi pas. À moins que ce ne soit le désir enfoui d'en cueillir un, une bonne fois pour toutes ?
Ah, qu'il est bon ensuite de quitter son apnée, poursuivre sa route, faire des ronds et surtout quelques grands écarts.
...
Promenons-nous dans les bois... ces dames aiment les amanites, dirait-on.
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