Pour dessiner un nu
Toujours, tout le temps, c'est le corps qui est très bavard. Pas plus qu'avant, pas plus que d'habitude, mais son discours a changé, il s'exprime autrement. Ainsi, tandis qu'autrefois on s'entendait bien, même s'il avait fallu du temps pour se faire l'un à l'autre, en particulier à l'âge où tout fait cœur, il faut désormais supporter avec ou parfois sans indulgence ce vieux compagnon devenu à moitié ronchon, se coltiner ses certitudes, acquiescer de temps à autre en ayant bu un coup de trop, crier une bonne fois pour la forme et, en fin de compte et la plupart du temps, se taire. En dépit de nos efforts, tel un vieux con il aura le dernier mot.
Alors cela peut arriver, quand les phrases deviennent trop cruelles on part sur un chemin, seul (et c'est important). Les orties sont des forêts et les arbres, hirsutes, ont la fièvre et ils le font savoir, par le vent des cimes. Tout doucement, ceci, rien de péremptoire ; juste un peu d'attention est requise, il n'y a personne pour interdire de prendre son temps. Et puis les fils du téléphone, si la nuit tombait trop vite. C'est ici comme une chambre de compensation où les titres de créance changeraient de main en une lieue : nous voilà débarrassés de la lourdeur du CAC 40, des discours politiques, des clowneries lyriques et des réseaux sociaux. Ah, quelle paix à son âme.
Revient alors en mémoire l'incroyable série des auteurs qui ont écrit, pour une raison ou pour une autre, sur la marche. Ce n'est pourtant pas une bonne idée, la liste ne peut qu'être arbitraire, incomplète, et le vertige menace (la « compensation » a dû se faire trop vite). Rousseau arrive en premier, je ne sais pas pourquoi, mais Giono, mais Bosco, mais Beauvoir, mais Debord. Poe, Balzac. Nerval, Hugo, Flaubert, Thoreau, Gautier, Walser. Chateaubriand, Péguy, Mirbeau, Restif, Proust, Gracq ! Et, last but not least, Nietzsche himself : « On ne peut penser et écrire qu'assis (G. Flaubert)*. Je te tiens là, nihiliste ! Être cul de plomb, voilà par excellence le péché contre l'esprit. Seules les pensées qu'on a en marchant valent quelque chose. » (Crépuscule des idoles, Pensées 34). Ah, bon Dieu, il vient me courir jusqu'ici, c'en est trop.
Au retour, épuisé, voulant dessiner un nu je commence par le pantalon. Ordinaire, pas trop neuf, peut-être un peu usé. Même s'il est unisexe, genre jeans, je préfère le voir de face, avec sa fermeture Éclair ouverte. Il faut aussi un joli pull, assez ample, manches longues, uni et chiné. Je dessine aussitôt une femme que j'aime, sinon je n'y arriverais pas, puis je la glisse rapidement dans ces vêtements pour préserver sa pudeur. Assise sur un canapé, elle replie ses jambes entre ses bras et baisse la tête, ses cheveux noirs recouvrant son visage (elle me facilite ainsi la tâche, me sachant malhabile au crayon). Sur les photos que j'ai ramenées, je verrai plus tard les arbres qui font semblant de s'indigner et les fils à suivre du regard quand on n'a plus envie de rentrer.
...
* Ce jour-là, il devait avoir picolé, le Normand.
Je me demande si quelqu'un a déjà dessiné en marchant (car cela se fait évidemment, entre autres, pour la photo comme ici) : le tremblé du trait s'accorderait au paysage.
RépondreSupprimermarcher, oui, tant que c'est possible, tant que le corps "qui a toujours le dernier mot" se tait, une vraie consolation
RépondreSupprimer(il est vrai que depuis le début de l'année, la priorité était plutôt de marcher pour des dess(e)ins)
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