Suspendu, pour un temps





C'est un pont suspendu entre les deux rives du Nervion, un pont transbordeur comme ceux de Nantes et de Marseille, qui eux n'ont pas survécu. Un assemblage léger, presque gracile, et monumental à la fois, dont les câbles s'accrochent au sein même de la ville. Par grand vent, il doit se comporter à la manière du chevalet d'un violon, quand d'invisibles cordes tendues par dessus le golfe de Biscaye font vibrer l'air depuis Brest jusqu'au cœur du Pays basque. D'ailleurs, déjà sur l'autre rive on entend le son d'une cornemuse.

On prend pied sur la nacelle après s'être acquitté du prix de la traversée, 30 centimes pour un piéton. Sans autre bruit ambiant que celui des conversations et celui des moteurs qui continuent de tourner sur la plateforme centrale, nous voici bientôt de l'autre côté. On chasse une pensée, celle de Georges Chakiris dansant sur le pont transbordeur de Rochefort dans le film de Jacques Demy, avec son beau format 70 mm aux couleurs pastel récemment rafraîchies.

Les deux rives, faut-il le dire, ne se ressemblent pas. Ne serait-ce parce que l'esprit, obnubilé malgré lui par les personnages banals croisés dans le bar où nous nous sommes restaurés, se trouve confronté à d'autres qui ne peuvent être que différents et auxquels il attribue inconsciemment valeur de symboles. Ici des ouvriers manutentionnaires, des employés de banque, deux ou trois prostituées au travail, là-bas des groupes de retraités, quelques touristes, des enfants qui jouent dans l'aire d'invisibles parents. Tout ceci mixé en l'espace de deux ou trois heures, reste une succession d'images iconiques fortes, mais que l'on aimerait avoir pu laisser murir plus longtemps.

D'ailleurs au retour, ces images dérobées par l'appareil photo du « smartphone » apparaissent dans des teintes si peu compatibles avec le souvenir que l'on se résout à les passer en noir et blanc, et ce n'est pas forcément un pis-aller ou un échec ; après tout, la matière grise dispose de suffisamment de ressources pour recréer ses propres couleurs. En aval, le port, dont on aperçoit à peine les immenses grues, et en amont le cœur de ville de Bilbao, séparé par une immense friche industrielle, restent invisibles, presque inatteingibles. Le temps, stricto sensu, est ici suspendu. On revient par une navette fluviale (40 centimes) tout aussi rapide que la précédente mais au ras de l'eau, comme celle qui relie Dinard à Saint-Malo et vice-versa, et bien d'autres villes encore qu'on ne connaîtra jamais, ou peut-être que si, et c'est bien comme ça.

























...



Commentaires

  1. Que de matière dans ce gris
    Que de lumière dans ce noir et blanc
    De quoi en garder des souvenirs éblouis
    De quoi en rêver longtemps aux couleurs de l'Espagne
    Merci de nous faire voyager avec vous

    RépondreSupprimer
  2. Bal à Bilbao : ce pont ne fait pas grise mine et les couleurs ne lui manquent pas. Tu n'as pas assisté à la "naissance" de ce pont mais a su en capter l'adolescence, cet élan vers une autre rive.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire