Dinan [1]







Pour ne pas rester sec sur le sujet, ce qui serait un échec — et encore cela ne serait en soi pas grave du tout, combien de fois a-t-on dû différer une parution pressentie très nettement médiocre, alors que l'usage montrait qu'il était facile d'y revenir autrement, par un autre biais, ou alors de passer à autre chose — s'il n'y avait au fond une idée d'engagement dont il ne faudrait pas se défausser (on y tient, parfois, à ces obligations de l'intime), je reviens à l'écriture de ce billet, commencée il y a quelques jours, interrompue faute de construction réussie, disons les choses comme ça, et puis brusquement effacée, pour enfin la reprendre. Diable, quelle entame.




Je n'étais pas retourné à Dinan depuis plusieurs années, n'ayant cette fois-ci dans mon sac que la lecture en cours, Boussole par Mathias Enard, livre dense dont il sera difficile de se souvenir avec précision de l'endroit où on l'aura laissé, à quelle heure de la nuit blanche du narrateur, pour ainsi dire, et puis j'avais aussi quelques exemplaires d'un livre finement drôle à l'attention des amis, Moi et François Mitterrand par Hervé Le Tellier, d'ailleurs j'en ris encore, et plus tout seul, à en croire les retours que j'en ai eus. Tout cela pour dire que j'arrivais le cœur léger, finalement. En tout cas avec un sac lourd de légèretés.




Pas au point, tout de même, de passer par le viaduc, la voie royale quand on arrive de Rennes. J'ai préféré descendre au port, sous la ville, afin de ne pas appréhender celle-ci frontalement, dans tout l'éclat brutal de ses remparts. Restons vigilant à l'abord d'une ville fortifiée. On monte la rue du Petit-Fort à partir du Vieux pont sur la Rance, longeant des maisons médiévales très belles certes, mais sans affect particulier, si ce n'est deux ou trois endroits publics où l'on avait coutume de passer un moment de temps à autre, sans pour autant les fréquenter assidûment. Ce ne sera plus le cas dans la ville haute, car c'est bien là, la question qui hante les villes de notre enfance ; tout, littéralement, a un sens, aucun bâtiment, presque, n'est vierge ou même simplement neutre. Dans ce foisonnement, « tout fait sens », pour reprendre une expression facile. Bref, en arrivant par une voie contournée, si l'on peut dire, on limitait le risque du pathos, cet imprévisible et cruel ennemi, ce nuisible bagage. De cette ascension, aussi, retenons l'indice d'une montée dans la mémoire, non pas un repli mais une émergence douce, prudente peut-être mais sereine autant que faire se peut.




A mi-pente de la rue, à peine passés sous la porte du Jerzual et quand la rue prend le même nom, je m'aperçois que mon téléphone mobile est presque déchargé, et j'ai oublié la batterie de secours dont je ne me sépare jamais à l'ordinaire. Il ne sera donc plus possible de prendre des photos, sauf à se faire prêter un appareil. À l'évidence il ne peut s'agir que d'un acte manqué, de la même nature que celui qui m'avait fait oublier les clés de la maison familiale à Paris alors que nous avions rendez-vous, pour les lui rendre, chez le notaire en charge du règlement de la succession de mes parents. Celui-ci est moins grave que le précédent, certes, mais tout de même, c'est bien ennuyeux. Du coup le sac s'alourdit encore, cette fois-ci d'une absence matérielle à double détente, l'anecdote du notaire m'étant revenue en mémoire sur-le-champ. 

Il n'y a pas encore beaucoup de touristes dans Dinan en cette mi-saison. La ville en revanche est toujours en travaux, ce qui la rend paradoxalement très vivante, bien qu'impraticable parfois même à pied. Le grand mérite de cette activité est de détourner l'attention d'un éventuel souvenir plus ou moins nostalgique, donc malsain. Quoique. Même, et peut-être par-dessus tout, les trottoirs ont une histoire.




Au débouché de la rue du Jerzual, sous le lycée des Cordeliers on prend la rue Haute-Voie en direction de la place Saint-Sauveur. En face de la basilique se trouve la bouquinerie tenue par Amaury Davy. Il y a toujours en devanture deux ou trois caisses de livres à un euro pièce. Deux retiennent mon attention. Le premier, Miette par Pierre Bergounioux, parce que je connais mal cet auteur en dépit des papiers que j'ai lus sur lui — plaisir de ces manques, de ces défauts, pour mieux se réjouir de ce qui reste à lire — et aussi à cause de l'extraordinaire photographie qui en orne la couverture, aux éditions Folio. On la connaît pourtant, cette photo, elle a dû être maintes fois commentée, mais comment ne pas s'attarder encore sur ces visages fermés, obtus, les masques des enfants et le rictus plus qu'inquiétant de celle qu'on suppose être la mère, tenant — assez mal, me semble-t-il, peut-être parce qu'il bouge — un bébé dans ses bras comme une poupée, bébé au visage bougé donc flou, non reconnaissable, ce qui lui donne paradoxalement, et par contraste avec les figures austères, c'est peu de le dire, encore plus de vie, littéralement : un sur-vivant. Le livre rejoint la besace, de même que celui d'un autre auteur, Édouard Peisson, je ne le connais pas non plus mais le titre, Capitaines de la Route de New-York (chez Grasset, 1953), m'a fait envie. Je lis le début du premier chapitre : 

 « Par 38°50' de latitude nord et 56°30' de longitude ouest (Greenwich), c'est-à-dire en plein cœur de l'Atlantique du Nord et, plus précisément, à mi-parcours de New-York (phare d'Ambrose) à Horta de Fayal (Açores), le « splendide paquebot à trois tuyaux » Canope, la plus récente acquisition de l'Entreprise de Navigation Intercontinentale, mais navire « loupé », agonisait, coque intacte et machine stoppée. »

Comment ne pas avoir hâte de poursuivre... Ce livre-ci doit provenir d'une bibliothèque si je m'en tiens au film plastique jaune soigneusement collé au scotch sur la couverture, et à la mention écrite au bic sur la page de garde : 33F/87. Tout le monde se débarrasse de ses livres, on ne sait plus qu'en faire. Parfois, un bouquiniste appelé in extremis à la rescousse en sélectionne quelques-uns à son goût, ou susceptibles d'être revendus ; la plupart des autres finiront à la benne.






De toute façon on n'aura probablement pas le temps de lire, là n'est pas la question, mais au moins avoir en poche de quoi, au cas où, tenir, un viatique. Rétrospectivement, je trouve ce choix confondant, on peut se perdre en conjectures sur les hasards — ou non — de cette préférence, je prendrai d'ailleurs soin de photographier les deux ouvrages posés sur la courtine avec la vieille ville en arrière-plan. Je remarquerai plus tard une inscription manuscrite en page 1 du livre de Bergounioux, au crayon à papier : « Non, je n'ai pas accroché... » Et cela donne encore plus envie de le lire, au retour et le plus tôt possible.




Conscient de l'inutilité des photos que j'ai fini par prendre, et qui s'assimilent plus ou moins — jusqu'à leur format — à des cartes postales, je décide de rajouter un [1] au titre de ce billet au nom unique : Dinan. Pas dans l'intention d'annoncer une suite immédiate dans ces pages, mais cela me décidera peut-être à revenir, cette fois-ci correctement équipé. Ne serait-ce, encore, que pour raconter ses deux côtés (il y a décidément toujours au moins deux côtés) ; vers l'est le côté tardif, ou professionnel, Rennes puis Paris, matérialisé par ses deux voies de communication : la route, son viaduc que l'on vient de voir, et le chemin de fer avec sa micheline en voie unique jusqu'à Dol-de-Bretagne sur la ligne de Lison, le viaduc de la Fontaine-des-eaux aux faux airs de pont Bailey, l'énorme bruit de ferraille qui annonçait au voyageur (et à ceux qui l'attendent) l'arrivée du train en gare de Dinan une minute et trente secondes plus tard.




... et puis le côté de l'enfance, la route en voiture vers l'ouest, le Faou, Quimper, la Bretagne. On essaiera d'y revenir, une autre fois sans doute, puisque c'est écrit désormais.


...





Commentaires

  1. Oui voilà, tout "fait sens" mais pas toujours dans le bon sens ! Suffit de s'accrocher quand d'autres renâclent...

    ArD

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    1. Une idée, tiens, on pourrait refaire un catalogue des expressions toutes faites (imprimé, cela va de soi) : je m'en occupe, pas de soucis ;-) (souci doit-il se mettre au pluriel ?)

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  2. @ Dominique Autrou : devine qui vient Dinan ?
    Belle idée que de se mettre un [1] pour s'obliger à continuer.

    Concernant les expressions toutes faites : j'abhorre le "pas que" à la mode (au lieu de "pas seulement") qui devient la plaie orale à la radio ou à la télé et aussi le "yapasdsoucis", refrain fastoche pour les ramollis du bulbe.

    J'ai bien aimé cette promenade nostalgique et les deux livres dénichés : les bouquinistes ont encore bien du mérite (mais yapasdsoucis, peut-être ?).

    Que faire sans appareil photo ? Revenir, comme dans tous les polars, sur les lieux de la scène (du crime)...

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