les orages
Une nuit, un orage et c'est le grand chamboulement de la mémoire. Sans doute parce que lorsqu'enfin il se tait, nous laissant à la fois meurtris et hyper-conscients, les odeurs de la Terre se lèvent comme du bon pain, elles nous enrobent et nous pénètrent avec la puissance des premières excitations de l'enfance.
De cette enfance à Dinan, et quand bien même notre rue portait le nom de Chateaubriand, je n'ai pas le souvenir particulier de soirs d'orages autres que ceux produits par le frottement des êtres. Pas non plus de souvenirs d'éclairs ou de tonnerre chez ma grand-mère au Faou, dans le Finistère (on disait encore à l'époque Finistère nord : « 1 route de Châteaulin, Le Faou 29 N » quand on écrivait une carte postale) comme si la Bretagne répugnait à subir l'affront de cette catégorie de météores. Il devait pourtant y en avoir souvent l'été sur les Monts d'Arrée et leur presqu'île imprudemment avancée dans la mer ; celle-ci devait bien de temps à autre punir une telle témérité. Une seule image me traverse encore, celle d'un coup de foudre sec et muet sur la grève de Lanvoy un 14 juillet avant midi. J'avais commis l'audace de tenir haut un parapluie sous l'averse.
Mais les plus beaux orages sont continentaux.
Chareil-Cintrat, près de Saint-Pourçain-sur-Sioule dans l'Allier. Des blés souples à perte de vue, ou bien alternativement orge ou maïs, assolement triennal oblige. Des céréales plus hautes que moi en tout cas, je vois surtout un mouvement d'ondes, et le vent qui fraîchit dans tout ça sous le ciel mauve foncé. Les tracteurs rentrent à l'appel de l'angélus. Lucien Prugnaud (ou Pruniaud, j'ai oublié l'orthographe) est dans son atelier de menuiserie, on entend le bruit aléatoire d'une scie à ruban. Ce n'est pas son métier principal, en semaine il transporte des grumes sur un semi-remorque depuis la forêt de Tronçais vers les scieries auvergnates et même au-delà, pourtant la qualité de son travail est prodigieuse : hier soir il nous a construit en un tournemain des boîtes savantes à plusieurs tiroirs de hauteur variable afin d'y ranger n'importe quoi de plat, des papiers par exemple. Sa fille Gilberte (ça ne s'invente pas), je revois sa peau blanche et brune à la fois et ses cheveux roux, ou brun-roux, j'ai tout oublié sauf son nom, la puissance souple de ses gestes et les effluves de ses mouvements quand elle sort de la douche pour aller s'habiller, en toute liberté de manières. Les enfants sont curieux et se glissent partout où l'on ne voudrait pas qu'ils soient, par une sorte de tradition. À ce propos, tout adulte ici a du travail et est communiste, par tradition aussi, la seule église qui vaille est la coop agricole de St-Pourçain (il y avait pourtant énormément de monde à la messe, ou ai-je encore rêvé ?) Mon père va garer la 404 sous le hangar par crainte de la grêle. Il n'a sans doute pas les mêmes convictions politiques que celles de Lucien, mais ils sont copains de captivité et pour le coup ça doit dépasser tout le reste. Soudain le ciel de la Limagne se crève, alors remontent en vrac des odeurs de sciure, de vin et de chien mouillé. Les portes sont fermées, sorties sont les bouteilles de limonade, de Suze et de Pernod. Ivresses.
Allevard-les-Bains. On dit Allevard tout court. Nous y allons soi-disant pour apaiser un asthme léger qui m'affecte, mais ce sont aussi, je m'en rendrai compte, les premières vraies vacances de mes parents hors de leurs propres contextes familiaux. Aujourd'hui le tonnerre résonne et se répond à lui-même dans la vallée entre les deux murs que forment Brame-Farine d'un côté, le Collet d'Allevard de l'autre. Il est midi et on croirait la nuit. Hier, un planeur imprudent a dû atterrir précipitamment dans la plaine qui descend vers Saint-Pierre : le pilote aura mal interprété les déplacements des flux d'air chaud habituels, déjà contrariés par un temps instable. On a couru voir le superbe engin penché sur le bout d'une de ses ailes comme une libellule morte. C'était là un signe.
A-t-on mal entendu ? Il nous a semblé crier au feu. C'est une grange touchée par l'orage, de l'autre côté de la route principale. Le feu, comme la nudité des femmes, est un danger majeur avec lequel on ne transige pas : cette fois-ci il nous faut rester derrière la fenêtre observer les allées et venues des pompiers. Quand tout risque sera écarté, madame Maritan, propriétaire de la pension de famille où nous logeons, nous offrira un café dans sa cuisine qui fait aussi office de bar licence III. Mais en réalité cette dame est beaucoup plus que ça. Elle nous prépare un repas rapide lorsque, oublieux des précautions, nous rentrons tardivement d'une promenade, d'une randonnée dans les cols de la Maurienne. Si besoin on lui fait des courses à Chambéry, ou bien ma mère garde ses petits-enfants l'après-midi quand il y a une urgence à la bergerie. J'ai encore dans l'oreille son accent savoyard chantant, pas du tout traînant comme en Haute-Savoie, plus près de Genève ; j'entends toujours sa plainte étouffée lorsque je la revis plus tard, vieillie, après un autre orage d'une nature supérieure qui avait failli nous anéantir, et elle avait voulu tout savoir.
Il serait possible, sans doute, d'écrire ainsi tous les orages que nous avons vécus. On en ferait des petits livres dont le papier se déliterait tout doucement dans nos bibliothèques. À la fin réduits en cendres, enfin devenus humains.
Ô rage, ce récit défroisse la précieuse dentelle qui dore la mémoire.
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ArD
De l'orge à l'orage, il ne manquait qu'un "a" : celui de Dom. A.
RépondreSupprimer(beau texte mémoriel à lire en plusieurs éclairs)
Des petits livres ciselés maison en somme
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