Au péril des courbes
À
peine arrivé dans la ville, après quelques pas, quelques va-et-vient en son centre, histoire de me faire une idée de sa géographie,
de ses orientations, je me suis rendu compte que la rivière qui passait
par là, axée vers le soleil de midi, contournait la localité avec
douceur, comme un bras enserrerait la taille d’une fille (ou d’un
garçon, enfin de quelqu’un de vivant). Amoureusement, mais sans
trop insister, pensai-je. Un bras mi-ouvert, un vecteur nord-sud
revisité par un sentimental attentif (je pensais à la photo de
Mapplethorpe, Jeune homme au bras étendu, commentée par
Barthes dans La chambre claire : « … la main dans
son bon degré d’ouverture, sa densité d’abandon… ») Je me
disais que la ville était bien accompagnée.
Enfin
tout ça, c’était pure imagination. Dans la réalité, quand on
regarde la carte la rivière ne contourne rien, à peine frôle-t-elle
la courbe intérieure de la ville, sans le doute dans le dessein de
lui donner un léger coup de coude coquin, l’air de rien. Le tracé
de la carte suggère d’ailleurs, plutôt qu’il ne montre, cette
image du geste (sans toucher l’autre, juste une intention et
pourtant l’autre — la ville — le sent venir, se protège par
connivence, par jeu, en s’effaçant légèrement de côté) ;
impression accentuée par le fait que la rivière n'en est pas à son
premier méandre en amont, comme si elle avait préparé son coup par
avance ; un tournant, donc, mais un tournant espiègle, enjoué
(précision nécessaire, il vaut toujours mieux être soigneux,
question géographie).
Dans
la plupart des cas la rivière — ou le fleuve, peu importe — y va
franchement. À Paris, à Rouen, à Lyon, à Tours et dans bien
d'autres villes fluviales, même quand la coupure est faite avec
douceur (les méandres sont toujours empreints de délicatesse), on
ne peut pas se tromper, la ville est bel et bien scindée en deux,
avec une rive droite et une rive gauche qui, même quand elles font
semblant de s’ignorer, n’en forment pas moins une unité urbaine
indivisible et totale. Tant et si bien que la rivière perd sa
fonction de frontière naturelle, n’ayant plus d’autre utilité
que de laisser passer une péniche, aider les malheureux à passer à
l’acte ou faire rêver les petits enfants (ce qui n’est déjà
pas si mal). On m’objectera que ce n’est pas la rivière qui a
coupé la ville, mais la ville qui s’est construite autour. Je
répondrai oui, bien sûr, mais il fallait réfléchir avant.
Ici,
grâce à Dieu (plût au Ciel que le lecteur prenne l’expression
dans son sens imagé), bref, ici pas d’uniformité, il y a la ville
d’un côté et, de l’autre, son absence. Cela change tout
puisque, le point de vue depuis l’une ou l’autre rive vers son
côté opposé n’étant pas troublé par un quelconque conflit
d’intérêt, d’une part une réflexion est nécessaire pour
comprendre ce qui se passe en face, d’autre part l’appréciation
esthétique que l’on peut en avoir est aussi vierge que le bel
aujourd’hui (je repense à l’interminable embouchure du Nervión,
ou Nerbioi, à Bilbao, une rive industrielle grise et pauvre, l’autre
citadine, colorée et plutôt bourgeoise, leur éclat, leur
affrontement ; deux mondes imbriqués et pourtant opposés qu’il
n’est toujours pas si facile de rejoindre, même à l'époque
actuelle).
L’intérieur
du bras de la rivière, large, très large à cet endroit, offre des
couleurs vert tendre ; un vent puissant venu du sud fait chanter les
saules et les aulnes ; il provoque des risées en surface, perturbant
le vol stationnaire des demoiselles entre les touffes de joncs. C’est
un port avec sa rampe, son restaurant « La bonne friture », son
terrain de boules, sa cabine téléphonique, sa boîte aux lettres
jaune et un tracteur Volvo rouge qui fait la navette entre deux
points éloignés et indéterminés. Un parfum aquatique translucide
et insaisissable participe à l'expansion du lieu dans le
temps et dans l'espace, au même titre que les circonvolutions des
mouettes et les traces délébiles des jets. Le paysage n’oppose
rien de particulier où l’œil pourrait s’accrocher, ce qui lui
permet de glisser sans justification et par plans successifs jusqu’à
l’horizon. Louées soient les perspectives sans qualités, me
dis-je sans cesse. Elles sont à l’abri de l’affront du label,
cette vitrification garantie. Et puis il y a un moment où j’ai
perdu connaissance, mais
l’instant d’après j’étais toujours au volant.
Steve Reich, Music for 18 Musicians, 1998 - Pulse
...
Est-il possible de perdre connaissance de manière géographique ? La rivière ou le fleuve : respiration liquide de la ville. À celles qui n'en possèdent pas, il manque comme un élan vital. Le soleil, lui, aime la contradiction.
RépondreSupprimerA la première question, je ne sais que dire, en effet.
SupprimerBelle méditation ! mais attention aux méandres sur une route droite !
RépondreSupprimerIl doit falloir faire confiance aux glissières, je présume !
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