Cieux l'étrange
le lac de Cieux (87)
Sous le comble étouffé de chaleur, la sarabande des loirs, ou des lérots (ceux-là ne sont jamais fatigués) qui cavalent sur le toit, et on dirait presque jusque sous le plancher, est une sollicitation tachycardique ou une invitation à l'hypnose en trois dimensions. Une nuit derviche, cela ne se refuse pas. Mais sortir, sortir un instant, prendre le frais, cela ne se refuse pas non plus. Descendre l'escalier en bois aux marches irrégulières, ça craque. Être dehors à moitié nu, et pauvre d'idées car tout ouvert à ce qui vient, il ne peut en être autrement. Un peu d'air, grâce à Dieu, qui n'en manque pas, et cet air frais, par son aptitude au réveil, aux frôlements, est à lui seul un point de condensation.
N'avoir jamais voyagé, ou si peu. Ne connaître ni Katmandou, ni Damas, pas plus que Fès ou San Francisco, ou même Toulouse ou Levallois-Perret. N'avoir jamais mis les pieds hors l'Europe, et encore, l'Europe des neuf. C'est un regret, bien sûr, et le temps va manquer, c'est certain : désormais on en verrait presque le bout. Il paraît que des esprits étroits veulent construire des murs, un peu partout dans le monde ; quel manque de perspective ! Le bocage contient bêtes et vents, à la rigueur, mais un mur... voyons, un mur... ces gens-là n'ont jamais été vieux, sinon ils sauraient, comme ceux-ci disent, ni jeunes d'ailleurs, par voie de conséquence. Pas de murs ici, on pourrait presque toucher les piliers et la voûte céleste dans le tintement du silence de la nuit.
Nuit pleine, nuit riche, il y a un ballet de chauve-souris au-dessus de la tête, on se croirait à l’opéra. Ou plutôt dans la pièce même, celle de L'Enfant et les sortilèges, Adieu pastourelles, pastoureaux adieu, la musique revient sans difficulté par-dessus les monts de Blond, douce crinière aux environs de Cieux, en deçà de la frontière linguistique entre langue d'oc et langue d'oïl qui passe à quelques kilomètres plus au nord. Dans les ronces et les arbustes, dans les fleurs et sous les toits, brillent les milliers d'yeux d'invisibles araignées scrutant les étoiles et leur mouvement, ce sont les veilleuses du monde comme dans la nouvelle de Le Clézio (où l'on trouve aussi une ligne de métro qui va de Séoul à Paris et à Londres). Au loin, la rythmique très atténuée d'un train, à moins que ce ne soit celle d'une mine, sa noria travaillant sans interruption. J'ai lu que dans la région existaient, existent peut-être encore des mines de kaolin, d'uranium et d'antimoine ; de quoi créer toutes les fièvres du monde : la porcelaine, la bombe atomique et la mort d'Emma Bovary.
Dans l'après-midi précédant cette nuit fantastique, nous étions au bord d'un lac avec les enfants, un lac d'agrément ceint de distractions dont l'usage est libre, ou d'un prix abordable : du sable, des cordes dans les arbres (ne pas se pendre avec), des toboggans et des pédalos. Il y avait là une foule de gens d'origine plutôt modeste et de toute couleur de peau, différemment vêtus ou dévêtus, sans que personne y trouve à redire. On avait entendu à la radio la rumeur d'une polémique à propos d'un bout de tissu apparemment issu du milieu de la mode. Une partie du monde, très sérieusement, se déchirait, plaisantait ou surenchérissait d'heure en heure. Ici, aucun geste d'une partie de la population vis-à-vis de l'autre qui pût accroître ce prurit. Ni soldat, ni flic, ni gendarme ; sous le choc pourtant des douleurs récentes, ni plus ni moins de tension que partout ailleurs. Plutôt moins, en vérité ; les vraies victimes devaient être enfermées chez elles, ou limitées à un parcours dessiné par leurs mecs. À moins que ma vue ne baisse, ou n'aie jamais été bonne, mais de toute façon je préfère entendre les bzzz qu'alimenter les buzz.
Au retour, par les chemins vicinaux très peu empruntés même en haute saison (à intervalle régulier, sous un pont ou sur un transformateur, une affiche du Front National avec son invraisemblable et uniforme duo, la fausse blonde et le vrai rasé ; affiches presque neuves ou délavées mais rarement déchirées ; la mollesse avec laquelle on les combat), les filles nous rappellent notre promesse de les emmener jusqu'à la « pierre branlante ». C'est un chaos granitique au somment duquel un bloc de 120 tonnes repose en équilibre ; il faut se munir d'une solide branche pour faire levier, trouver le bon angle d'incidence (un jeune couple habitué du lieu était là ; le garçon nous a filé un coup de main) et, miracle, le mégalithe s'émeut. Il y a paraît-il des athlètes de foire qui arrivent à tirer un camion ou un wagon de chemin de fer avec les dents, ou à l'aide de leurs cheveux arrangés en tresse ; je parierais que leur joie, en cas de succès, est moindre que celle des deux petites filles lorsque la pierre a répondu à leurs efforts. L'aînée, toute à son bruyant bonheur, a bien failli se rompre les os. Il eût été dommage de les rendre à leurs parents en mauvais état à quelque jours de la rentrée scolaire, surtout quand on fut incapable de « faire rentrer » les tables de multiplication. Décidément, certaines lois doivent nous être étrangères. À défaut, essayer de leur donner à voir ce que d'habitude elles ne voient pas ?
la Glane, près de Saint-Junien (87)
...
Je ne suis jamais allé à Saint-Junien... mais à Katmandou, oui, bien avant le tremblement de terre.
RépondreSupprimerLa pierre, elle, ne ment pas.
Je connais Cat Stevens, qui a fini par trembler (et en Savoie, la pierre Menta)
SupprimerPour ma part Ni l'un Ni l'autre mais je préfère les tissus issus du métier des canuts qui n'iront plus nus
RépondreSupprimerJoli compte rendu de vacance
Beaux souvenirs glanés au bord des lacs et des chemins à garder au bord des yeux pour qu'ils brillent encore après la rentrée, pour aider les tables (de multiplication) à rentrer...en comptant les souvenirs éblouissants.
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