Le temps suspendu




L'air de rien, c'est un signe. En prenant ta douche le matin, bien que la fenêtre soit encore ouverte tu te rends compte que la salle de bain est pleine de buée. Tu te dis que l'automne vient d'arriver et qu'il te touche de près, cette fois. Premier avertissement. Bien sûr, il y avait déjà ces brumes persistant jusqu'à midi par dessus la rivière et ses canaux latéraux, bien sûr il y avait ces touches de jaune et d’ocre peintes sur les arbres, bien sûr il y avait cette épaisseur de feuilles mortes collées sur le trottoir en couches successives, bien sûr il y avait ce vieux pull sorti de la corbeille quand tu étais allé fumer ta dernière cigarette le soir au fond du jardin. Bien sûr, mais ces indices-là, ce sont les affaires du monde, après tout. Tandis que la buée qui te colle à la peau malgré le courant d'air c'est une attaque personnelle, sournoise et gratuite.

Ainsi découvre-t-on le temps qui passe, avec les yeux naïfs du benêt. La prochaine étape sera sans doute la touffe de cheveux qui bouche la bonde d'évacuation des eaux usées, la paire de lunettes que l'on ne retrouve plus (celles de près ? celles de loin ?) les glissades incontrôlées sur le carrelage humide, les organes qui ne répondent plus et que sais-je encore (non, je ne sais pas). Heureusement il est possible de vivre plusieurs vies, on s'en rend compte tous les jours quand, rêvant au balcon, la rue prend alternativement des airs de fête foraine ou de cortège mortuaire, vies auxquelles correspondent plusieurs corps, comme c'est le cas lorsque, à la fin d'une journée particulièrement morose où l'abattement nous a tenus recroquevillés sur nos douleurs internes, un air de musique nous tire par le fondement et nous emmène danser en pays étranger. Nous voici alors à la fois auteur et spectateur de notre propre enchantement.

J'étais à la poursuite d'un de mes corps sans réussir à l'attraper vraiment, dimanche dernier à la Maison des Artistes de Pont-aux-Dames, maison ouverte au public une fois l'an seulement (de peur que certains d'entre-eux ne s'échappent ?) et qui ouvre son U vers l'ouest, c'est à dire vers Paris, à 30 km par-delà le grand parc et le Morin. De l'ensemble, voulu par Coquelin aîné et décoré dans un style Art nouveau, actuellement maison de retraite pour artistes dramatiques, une fois remis de l'abrupte façade donnant sur l'ancienne route nationale 34, émane une certaine douceur triste et dorée. Dans le parc vers le sud, soudain une structure circulaire que je n'avais jamais remarquée malgré sa taille ; vue de près c'est comme la grande roue d'une foire auxquelles manqueraient les nacelles, ou plutôt la roue de bicyclette de Marcel Duchamp. Renseignement pris sur-le-champ et sur le net, c'est l'invention assez récente d'un original qui pensait avoir découvert le moyen d'initier un mouvement perpétuel à partir d'une poussée unique. J'ignore ce qu'il advint et de l'inventeur et de ses émules, si émules il y eut, mais le simple fait de défier la théorie de Newton et celle de ses successeurs à la fin du vingtième siècle méritait l'admiration. Par ailleurs j'ai pu constater que la machine est actuellement à l'arrêt, ce qui signifie, s'il a vu juste, et rien jusqu'à présent ne prouve le contraire, que ce poète a trouvé de surcroît le moyen d'arrêter le temps. 

Un peu plus tard dans la soirée, des heures propices suspendaient leur cours, nous laissant savourer les rapides délices des plus beaux de nos jours*.



Commentaires

  1. Jolies photos d'un temps disparu (les initiales RF sont de plus en plus mystérieuses), et où la roue fait la nique à Marcel Campion, tandis qu'un arbre relève du stationnement interdit.

    L'Art nouveau serait un patrimoine (si l'on en croit une affiche défraîchie sur la première image)... comme le temps lui-même, exposé ou sous-exposé.

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  2. Cette roue-ci m'a fait penser à Marcel Duchamp (un autre agitateur !)

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