le nerf vague




La lumière du jour baissait lorsque j'ai reçu ces trois photographies, et mon cœur s'est brisé. 
Pas littéralement, bien sûr, c'est une façon de dire. Mais le cœur, je suis certain de l'avoir senti tressaillir, baisser les bras un instant (une autre façon de parler), reprendre son souffle, et puis repartir d'un bon train. Après tout, devait-il penser, j'en ai vu d'autres, et ce n'est certainement pas la dernière. Alors autant aller jusqu'au bout sans démonstration excessive, ça finirait par être mal interprété, ce n'est pas le but du jeu que de simuler incessamment, et puis de toute façon, un jour ou l'autre le nerf vague, dixième du nom, nerf dit aussi sympathique (on ne peut donc que lui faire confiance), interrompra ses transmissions par ordre supérieur et il faudra bien, après une ultime systole, laisser le champ libre à l'inconnu.




Sur la première photographie un couple regarde la mer, l'horizon, le paysage, autre chose, rien peut-être. En tout cas ils sont ensemble, ils sont enlacés et c'est suffisant. Ce doit être en milieu d'après-midi, un léger contre-jour embrume le ciel. La date importe peu, c'est une des dernières belles journées de l'automne. Ici aurait pu commencer le récit.

Mais quelques instants plus tard, le temps sans doute pour le photographe de faire quelques pas, il y a un cliché identique, juste un peu plus rapproché, ou zoomé, et le couple a disparu. Ils sont partis, peut-être n'ont-ils fait que quelques pas, ils ne se sont sûrement pas précipités du haut de la falaise. Ils continuent leur promenade hors du cadre. Restent deux mouettes géodésiques au point de rupture.

Je me souviens être venu sur ce chemin, pour lui en faire connaître l'étendue, avec une personne que j'aimais. Nous parlions peintres, écrivains, j'apprenais beaucoup de mon amie. À un moment de la promenade celle-ci s'est tournée vers moi, elle a dû voir de la brume dans mes yeux et s'en est inquiétée. Je ne savais que répondre. Lui dire qu'en cet instant je me souvenais, en dépit des efforts que je faisais pour la chasser, d'une émotion identique quelques années auparavant alors que je me promenais avec un ami disparu, et que le simple fait de me rappeler ce moment faisait venir en moi la mélancolie. Lui dire que je me souvenais aussi, dans cet instant du passé, avoir songé à un souvenir antérieur lui même coloré de regret. Lui dire encore ma peur que la joie de l'instant présent ne s'achève, qu'il devienne à son tour un chagrin pour plus tard, et ainsi de suite. Et d'ailleurs, pour quelle raison, il n'y avait pas de tristesse dans ces moments, ils étaient même tout le contraire, de puissants moments de bonheur. Les souvenirs sont-ils emboîtés ainsi, comme des fenêtres de Magritte, depuis une origine incertaine qui serait triste, et cette tristesse déteindrait en cascade sur ceux qui suivent, et pourquoi ? Est-ce le souvenir originel qui est triste, on en conserverait une trace indélébile, ou bien est-ce le processus de re-mémorisation qui, dans l'effort qu'il nous inflige, finit par nous accabler ?

Nous sommes descendus sur la plage pour observer le coucher du soleil. Peut-être avions-nous été vus par quelqu'un, et à son tour il partagerait les mêmes épreuves. Il fallait éviter de penser ça. Alors j'ai dit, peu importe le lieu. J'ai dit encore, non, l'important c'est d'être ensemble ici. J'ai dit ces choses, et je me suis vu les dire, à distance, presque stupéfait, comme s'il s'agissait de quelqu'un d'autre qui s'exprimait à ma place. À peine reconnaissais-je ma voix, mon coeur battait à la syncope. Elle a dit tais-toi. Tais-toi, et regarde un peu (e guarda un po ').



Les idées noires ont disparu avec les bons gestes et les mots justes, avec les crevettes grises, les clams, les bulots et les verres de Riesling. À la radio un fado nous a suggéré d'autres rivages, et nous y sommes allés.


...


Texte D.A. photos Jacques Brélivet




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