Le sens inverse







Jusqu’à il n’y a pas si longtemps j’ai occupé un emploi lambda dans la société X, pour la raison qu’il m’en avait été vanté je ne sais plus bien quoi. Je n’en ai pas tellement profité, ayant peu d’attrait pour la chambre de service. D’ailleurs je n’ai pas pu aller au bout du contrat, mon corps ayant rompu prématurément.




Ces mots écrits tôt le matin viennent en blocs utilisables tels quels, leur collage paraît aussi simple et évident que les papiers d’un Matisse, avec l’impression de pouvoir les assembler dans n’importe quel sens et le résultat serait tout aussi réussi. Mais c’est un leurre, en réalité il ne faut pas trop tarder sinon leur plasticité commence à les faire se déformer et l’aigreur d’un vin mauvais vient à la bouche quand on s’aperçoit qu’ils n’ont aucun sens. La plupart du temps, faute de crayon disponible à la sortie du lit on n’obtient rien de bon, le temps d’aller jusqu’à la table et l’esprit a réinterprété à sa guise la forme originale, comme à l’école les premières gouaches à la sortie du tube étaient modifiées par l’intervention de la maîtresse et ses conseils délicats. Alors ils se confondent avec les mots de la veille au soir qui ont déjà un goût un peu rance, à la relecture ils vous fileraient presque la gueule de bois.

C’est l’hygiène du matin, comme d’aller arracher quelques pissenlits dans son jardin à la rosée quand la terre est encore meuble.




C’est pourquoi au sortir d’un rêve agité, le corps et l’esprit ankylosés, passés à l’essoreuse par la vision des revenants et leur intervention malheureuse alors que jusque là tout se passait fort bien (ils ne se contentent plus de revenir le jour et on en vient vraiment à douter de leur disparition, mot employé par faiblesse ou faute de mieux, face au choc thermique provoqué par l’évènement), je suis sorti avant la naissance du jour avec l’idée de marcher le long du canal comme on marche dans le temps, en regardant bien où le pied se pose et surtout ne pas penser derrière soi. Après tout, il est permis de considérer son avenir, ne serait-ce qu’une journée.




Ce fut une sensation d’aspiration, à la virgule près. Un effet tunnel, comme on voit dans certains films anciens des effets spéciaux qui se démoderont rapidement. Quoi qu’il en soit, très vite et sans doute à la faveur de la brume effilochée je me suis retrouvé en bord de Rance et ce n’était pas le but recherché, car non seulement je changeai de lieu et d’époque vers le passé, mais les sens suivaient le pli, me rappelant telle note de sous-bois, tel reflet de lune, ou encore cette envolée de canards. Il aurait fallu chasser tout cela à grand renfort d’imagination, mais seule une promeneuse avec son chien roux m’apparurent — et encore, sur la rive opposée, c’est à dire en fait et stricto sensu un dérivatif — comme un quelconque et vague projet de conversation contenant et son sujet, et son motif, et ses arguments.




Arrivé aux trois grands lavoirs, ou plongeoirs — ou peut-être sont-ce les reliquats ou avatars d'une retenue, d'un barrage, on ne sait pas exactement — qui s’érigent au dernier coude du Morin avec la Marne avant de passer sous le pont-canal, dans cet imbroglio fluvial unique en son genre, il a fallu faire demi-tour et ce n’est jamais le même chemin, quand bien même revient-on sur ses pas exactement. La clarté, le modelé des arbres sont si différents qu’on ne s’en rend pas compte, on a plutôt l’impression d’accomplir une boucle. On n’a pas entendu venir la péniche, impressionnante à vide elle porte le nom de Smolensk, ville maintes fois détruite et reconstruite parce qu’elle se trouvait à chaque fois au mauvais endroit, comme tant d’autres. Une façon de conjurer le sort pour un engin incessamment mobile, peut-être.




Une fois rentré à la maison, il n’y a plus qu’à allumer la cheminée, sécher ses guêtres, faire la lessive, écrire une lettre ou Dieu sait quoi et là, dans une fatigue heureuse, constater avec amusement la disparition ultime du « je ».
On recommencera l’exercice. On le recommandera peut-être, mais cette fois dans le sens inverse.





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Commentaires

  1. C'est en ne se souciant pas de soi qu'on se délivre de soi...

    ArD

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  2. Tant qu'il y aura des péniches... ces engins ressemblent à de grosses limaces paresseuses et défient ouvertement les concepts de rentabilité et efficacité.

    Pour la promeneuse au chien roux, il aurait fallu se jeter à l'eau (il y a suffisamment de plongeoirs dan le coin) !

    Ces photos et le texte reposent : calme des canaux et déroulé paisible de la pensée en aller et retour.

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