Le matin inattendu





Prenant en main Fureur et mystère de René Char, un Poésie/Gallimard trouvé naguère dans une bouquinerie, le livre s'ouvre tout seul au milieu des Feuillets d'Hypnos.
Sur chacune des pages, une main inconnue a tracé un trait vertical dans la marge en regard de deux textes, sans autre explication. Ils portent les numéros 213 et 217 :

   J'ai, ce matin, suivi des yeux Florence qui retournait au Moulin du Cavalon. Le sentier volait autour d'elle : un parterre de souris se chamaillant ! Le dos chaste et les longues jambes n'arrivaient pas à se rapetisser dans mon regard. La gorge de jujube s'attardait au bord de mes dents. Jusqu'à ce que la verdure, à un tournant, me le dérobât, je repassai, m'émouvant à chaque note, son admirable corps musicien, inconnu du mien. 

   Oliver m'a demandé une bassine d'eau pour nettoyer son revolver. Je suggérai la graisse d'arme. Mais c'est bien l'eau qui convenait. Le sang sur les parois de la cuvette demeurait hors de portée de mon imagination. À quoi eût servi de se représenter la silhouette honteuse, effondrée, le canon dans l'oreille, dans son enroulement gluant ? Un justicier rentrait, son labeur accompli, comme un qui, ayant bien rompu sa terre, décrotterait sa bêche avant de sourire à la flambée de sarments.

Ce n'est pas seulement leur beauté individuelle qui me les a fait retenir, et transcrire ici à mon tour, mais aussi et surtout leur face à face absurde et violent. Cette friction viscérale me fait presque le même effet « d'hameçons de pêche qui entrent sous la peau et voyagent dans le corps » ressenti par Erri de Luca(1) à la lecture d'un « vers inextirpable » de Rilke :

Et combien est bouleversé celui qui doit voler et provient de ce sein


Le lendemain matin je vais me balader en amont du canal, vers l'endroit où il frôle et surplombe le fleuve. Je n'ai pas encore pris goût à la pêche même si, après tout, on peut envisager une forme de méditation à poser des lignes et à s'y tenir.









Le bleu du ciel a fini par gagner lorsque j'arrive près de la confluence du Morin et de la Marne. Prenant appui sur l'eau encore fumante, un mouvement végétal retient mon attention et le nom de Carolyn Carlson me vient à l'esprit spontanément. 






À vrai dire je n'y connais rien en danse et en ballet, n'ayant comme véritable expérience qu'un spectacle télévisé regardé une nuit d'insomnie, quelque chose d'Anne Teresa De Keersmaeker qui m'avait happé dans sa transe sans repos, les yeux ne pouvant plus quitter l'écran jusqu'au bout derviche tournant sur un coin de canapé dans la musique de Steve Reich. Et pourtant c'est le nom de Carolyn Carlson qui m'est apparu en premier, peut-être parce qu'il m'est plus familier, ou alors parce qu'elle a écrit de la poésie(2) :

Animal, plants, trees, stones, birds
Lakes, stars, waters, insects, mountains
Men, women, children
Joy and salt tears
with the same regard

Mais le nom : Anne Teresa De Keersmaker, je le prononce plusieurs fois à voix haute, lentement, Anne Teresa De Keersmaeker, en y mettant du rythme, Anne Teresa De Keersmaeker et la langue danse et claque contre le palais Anne Teresa De Keersmaeker Anne Teresa De Keersmaeker








Ah, je n'ai pas entendu venir la péniche dans mon dos. Derrière une baie vitrée il y a un couple qui me fait des gestes alors derrière mes branches je leur réponds, dans la langue internationale des signes et des mimiques, puis je les suis du regard jusqu'à leur disparition.







Au retour, je reprends Fureur et mystèreLe poème pulvérisé :


   Marthe que ces vieux murs ne peuvent pas s'approprier, fontaine où se mire ma monarchie solitaire, comment pourrais-je jamais vous oublier puisque je n'ai pas à me souvenir de vous : vous êtes le présent qui s'accumule. Nous nous unirons sans avoir à nous aborder, à nous prévoir comme deux pavots font en amour une anémone géante.

   Je n'entrerai pas dans votre cœur pour limiter sa mémoire. Je ne retiendrai pas votre bouche pour l'empêcher de s'entrouvrir sur le bleu de l'air et la soif de partir. Je veux être pour vous la liberté et le vent de la vie qui passe le seuil de toujours avant que la nuit ne devienne introuvable.

Cette fois-ci la page était cornée, puis décornée, mais le papier garde en mémoire les gestes de ceux qui le touchent.




* Erri de luca, Le plus et le moins, Gallimard, 2016
** Carolyn Carlson, brins d'herbe, Actes Sud, 2011



Commentaires

  1. Très bel ensemble : Char, la toile d'araignée, Anne Teresa De Keersmaeker...

    J'ai vu plusieurs des spectacles de celle-ci "en" Avignon, tous saisissants de beauté en vol suspendu.

    RépondreSupprimer
  2. Entre l'épeire et l'épair, la trame est fluide !

    ArD

    RépondreSupprimer
  3. Belle réflexion sur le hasard et sur le "vivre poétiquement".

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire