Un conte à rebours





Le 27 février à midi
Courrier : toujours rien
Le marchand de sable ne passe pas
(il n'a aucune mémoire)
Tant mieux, ou Bontempi, comme la marque du clavier électronique grâce auquel il est possible de chasser le spleen les jours de marais barométrique. Son utilisation est plus efficace que toutes les chimies, à la condition de ne pas jouer d'air trop martial, ou inconsidérément nuptial.




En me rendant sur la rive opposée du canal de Chalifert, sa berge sud donc, je ne soupçonnais pas les pièges qui m'y attendaient. Par ici le manque d'entretien des voies navigables est flagrant, délibéré. Faute de moyens, ou de volonté politique, ou les deux à la fois ? Il doit y avoir plus urgent. Les heureux qui en profitent sont les saules, les roseaux et autres espèces hélophytes, entrelacs inextricables, mais aussi des familles d'animaux comme les ragondins, les rats et les castors. Ils mettent à profit l'affaissement des merlons pour creuser des galeries — des renards — sous la berge, rendant celle-ci instable. On la voit s'écrouler par pans entiers et même les bordures d'apparence docile sont piégeuses ; le risque est grand de s'y enfoncer à tout moment. Clin d’œil ici vers les falaises normandes, qui subissent le même sort à plus grande échelle (clin d'œil téméraire).
Nonobstant je continuais mon chemin, me tenant aux branches et m'aidant d'un bâton. Il serait dommage de choir ici et de finir ses jours dans un cours artificiel, le corps trouvé par les éclusiers comme dans une enquête du commissaire Maigret (Qui était-il, d'où vient-il, je veux tout savoir) pensais-je.




En quelques endroits subsistent les poteaux, ou pilots, qui maintenaient initialement la rive. Ils sont les témoins du cours originel, mais aussi de l'impeccable rectitude des ingénieurs de la monarchie de Juillet. Tandis que je faisais un effort pour les prendre en photo dans une position délicate, faisant attention à ne pas m'affaisser dans une subite dépression, me revint à l'esprit la photo reçue avant-hier de Bretagne, une vue de la plage du Sillon, ou plage de St-Malo, prise depuis la digue de Rochebonne à Paramé. Ses brise-lames en troncs d'arbres avaient un air de parenté avec les merlons témoins.





Les journées sans frontières. Les éclaboussures à travers les flaques d'eau de mer à marée basse, l'élasticité du sable. Sa résistance, aussi. Dans le vent, l'étouffement des bruits de la ville, pourtant proche. Les chars à voile qui filent à toute vitesse près des vagues dans un glissement froissé de cliquetis. Les parents, frères et sœurs perdus quelque part sous le sillon. Les ferries qui mugissent une fois passé le phare de la Conchée. Ils crient leur victoire sur le banc de sable. Quelques plaisanciers amateurs n'ont pas cette chance, qui vont s'échouer sur le plateau des Minquiers. Bien fait pour ces gosses de riches. Ils ont de quoi payer le remorquage par la SNSM et son bateau orange. 
Un premier baiser près du second poteau, puis immédiatement après tu m'as dit que le nombre de plots visibles équivalait à peu près à celui des années qu'il nous restait à vivre. Tu m'as aussi conseillé de lire Kant. J'étais heureux d'envisager la philosophie sous un ciel si dégagé, dans l'odeur de ton cou et la fin du monde reportée à la prochaine marée.




Je quitte la rive instable alors qu'une péniche, entendue croissante depuis plusieurs minutes, vient riduler la surface plane du canal. Son batillage envahit les galeries souterraines en provoquant de minuscules geysers loin dans la berge, là où une chambre haute a crevé sous le poids d'un homme ou d'un animal fouineur.
De l'autre côté de la digue, à l'emplacement de l'ancien cours du Morin, autrefois dévié pour alimenter un moulin, ce sont des travaux publics d'importance. Il s'agit de créer un « bassin d'eaux pluviales » (BEP) coût 5.900.000 euros (une pancarte l'atteste). On marche sur une croûte terrestre à la colonne vertébrale fossilisée par les bulldozers




et un peu plus loin en aval, près du tunnel de Chalifert et sous le viaduc du TGV, une écluse en construction censée retenir, au besoin, une hypothétique crue... du ru. Une construction bizarre semblable à des pas japonais. On peut imaginer qu'en absence de crue, c'est à dire la plupart du temps, le chemin sera accessible au promeneur. Pour le moment, à défaut d'éléments pontés supplémentaires il faudrait des jambes de géant pour l'emprunter.





Ici encore, la ressemblance est saisissante (comme l'attaque d'un aspic ?) avec le Serpent d'océan de Huang Yong Pei, installé à Saint-Brevin-les-Pins (abstraction faite — pour l'instant ? — du crâne). J'en ai gardé une photo à distance prudente dans mon disque dur.



Le squelette du serpent renvoie bien sûr aux rythmes binaires des ombres inquiétantes de la base sous-marine de Saint-Nazaire. Il renvoie encore à la cadence des arches du pont suspendu. Mais il peut aussi être considéré par lui-même. On serait presque tenté, dans une association phorétique, de venir lui curer les dents, ou décrasser les orbites. 

Je n'ai pas compté les années. De toute façon, la mer monte.



photo N° 4 : Jacques Brélivet
photo N° 8 : Hélène Verdier
merci à vous, chers voyageurs


...



Commentaires

  1. Ce texte est lui-même une sorte de péniche - j'ai cru que tu parlais de son "babillage" (ou de lallation comme chez le cinéaste Damien Chazelle) car j'ignorais le terme de "batillage" - qui nous emmène au long cours jusqu'à Saint-Nazaire et son serpent étonnant.

    Huysmans se préoccupait-il de l'effondrement, autre que littéraire, des rives ? Certains pieux marquent en effet le temps et ses ravages. La politique en est tous les jours témoin ("à charge").

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  2. Bon tant pis, Je suis sûre que les ragondins ont autant de jours devant eux que les poteaux de la rive. Votre histoire à rebours nous emporte au fil des vos pensées et photos, et l'on est heureux d'attendre avec vous la montée de la mer.

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  3. En phorésie, les baisers au poteau, ça décoiffe !
    --
    Parcours graphique en horizontales et verticales et de bien jolis gris...
    ArD

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