La nuit étoilée







Ce sont des souvenirs d'avant ma naissance. Ils sont venus à moi par bribes, des bouts d'information qui en s'accumulant ont composé un mille-feuille transparent, mais aussi déformant que du verre soufflé. Les images construites furent ensuite mise en réserve dans une zone du cerveau présumée neutre, pour ne pas encombrer les travaux des jours. Elle revenaient ponctuellement occuper les lieux de la conscience lorsqu'un repos s'imposait et que je pensais faire le vide (mais le vide n'existe pas), ou bien à l'occasion d'une réminiscence, c'est à dire d'une collision heureuse. 
C'est, par exemple, dans les années 50, donc peu après la fin de la guerre, le pouce de mon frère qui caresse les remparts de Granville, ville haute. Il est dans sa poussette devant ma mère sur le trottoir de la rue du Midi ou de la rue des Juifs (la photo du souvenir est en gris), mais son pouce il le suce, et quelques jours plus tard il sera victime d'une infection et gardera un temps la chambre, peut-être même ira-t-il à l'hôpital. J'entendrai ma mère le raconter jusque tard dans sa vie, regretter sa négligence en la circonstance. 
C'est encore une balade en bateau aux grottes de Morgat, ma soeur tombe à l'eau et mon père doit s'y jeter à son tour pour lui éviter la noyade. Afin d'atténuer l'énormité de l'imprudence, le souvenir de l'anecdote sera transféré à Moulin-Mer, dans le contexte d'une école de voile.
Ces récits, maintes fois repris, augmentés, exagérés ou atténués, finiront par former dans le souvenir une figure composite mais stable, parfois consolidée par une photo vaguement contemporaine comme punaisée sur un tableau de liège.





Reprenant la lecture, dans le projet d'un travail collectif, du Jardin des plantes, de Claude Simon, je sens bien que le cœur n'y est plus. Quelques bribes m'atteignent, comme ces brins de poésie pris au hasard dans un livre et qui s'avèrent inexplicablement bouleversants, mais le grand roman m'est devenu extérieur, je n'y arrive plus. J'ai l'impression de passer à côté, ou d'avoir perdu quelque chose en route, sans doute une faculté intellectuelle, je ne sais pas. Par analogie j'en viens à croire que la qualité du souvenir doit s'altérer de la même façon, que la mémoire nous trompe à mesure que l'aptitude à comprendre nous abandonne. Si je passe des journées entières dehors à marcher, n'importe où, peut-être est-ce pour éviter de penser — pourtant la marche est favorable, dit-on, à la circulation des idées, leur fluidité — et ainsi de déformer ce qui a été, ou que je crois avoir été ; éviter de ne pas être en mesure de le transmettre, mais à qui ? Tout cela ne serait pas très grave, après tout ce ne sont que des détails, c'est le lot de l'existence, et l'imagination, heureusement, est suffisamment plastique pour éviter d'en souffrir. La solution n'est pas de viser moins haut, mais de viser ailleurs. Mais il y a pire car le monde, lui, souffre, et la guerre, la dernière et celle à venir, n'est pas un rêve éveillé.






Au dos de la photo est écrit « Granville, 1949 ». Ma mère pose pour l'objectif de son cousin, venu lui rendre visite avec sa moto depuis Vitré, où il enseigne. L'engin est une Peugeot P 55, moteur 2 temps 125 cc.
La photo, toute petite, est jaunie comme si elle avait vécu dans un portefeuille. Je n'en avais pas connaissance avant la semaine dernière quand mon cousin, qui venait lui-même de la découvrir, est venu me la donner. Je l'ai glissée dans un livre, nous avons mangé et bu puis nous sommes allés nous promener sous le soleil le long du canal, où les bruits éloignés de la fête foraine s'émiettaient sur les vaguelettes d'une péniche invisible. J'étais heureux sans raison apparente.






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Commentaires

  1. Épique époque où l'on pouvait encore impunément rouler sans casque même sur une simple 125 (c'est peut-être parce que l'on ne pensait pas à la guerre ?)...

    Belle photo de la glace par terre : souvent elles perdent de leur superbe verticale. Les souvenirs s'émiettent aussi parfois.

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  2. Les souvenirs sont autant d'étoiles sur l'écran noir de l'oubli, quelques jalons sur notre chemin de vie, quelques gouttes de lumière.

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