Après les chiens
« Le saumon a la chair rose parce qu'il se nourrit de crevettes. »
Max Jacob, Le cornet à dés, annexes, 1931
Les chiens jouent sous nos yeux, ils se tournent autour, se jettent dessus et se reniflent, sans le regard par en-dessous ou de côté qu’ont parfois les enfants pour vérifier qu’on les observe, ou si on les ignore.
L’un d’entre eux, gigantesque, se dresse, me prend par les épaules, je ne sens pas son poids pourtant égal au mien, il me lèche le visage et me parle une langue inconnue dans une haleine préhistorique. Ce sont des chiens de troupeau, des chiens de ferme. Nous sommes ici en famille.
C’est après ça qu’on a remonté la Loire, par la rive droite et en se retournant souvent. Il y a deux routes qui vont au même endroit par des moyens différents.
Le méandrage est impressionnant. Depuis la hauteur de la digue nommée « levée de Loire », et sur laquelle court une petite route macadamée, le fleuve est un seul lit de plusieurs rivières parmi les plages de galets envahies d’une végétation pionnière et provisoire. On entend des coques de kayak crisser sur les berges. Plus près de nous, deux papillons blancs s’enrobent d’une danse nuptiale en montant haut vers un ciel dont le numéro nous échappe. Des libellules aussi, moins bruyantes et plus stables que les drones des grands garçons. Distractions un peu partout. Et puis le fleuve s'élargit et les abords se révèlent.
À l’arrivée sur le parvis de l’abbaye de Fleury, diversement ombragé, un car de personnes âgées nous bouche la vue. Le conducteur laisse tourner son moteur pour laisser libre cours à la climatisation. Des gens se précipitent — façon de parler — vers les toilettes situées à 50 mètres du narthex, du côté opposé à la « librairie monastique » (une pancarte indique les deux endroits). Il y a un fou-rire lorsque quelqu’un dit entendre un pipi chrétien avant même d’être entré dans la nef. Impassibles, les platanes se tiennent à distance dans leur propre rôle.
Alors que je m’apprête à descendre dans la crypte, un homme en sort habillé d’un vêtement ecclésiastique sombre — est-ce un prêtre, ou un diacre, ou peut-être un convers, un oblat séculier, un frère lai ? — en tout cas il me dit que la crypte va fermer parce que c’est la messe. Il me propose d’y assister ou de revenir dans une heure et demie. Il a un beau visage souriant, pendant deux secondes j’ai pensé qu’il m’avait parlé comme il aurait parlé à un frère. Dans les stalles, les habits des moines sont tantôt noirs, tantôt clairs, ce qui fait penser à un jeu de dames.
Lorsqu’enfin j’accède au souterrain, où sont conservées les cendres de Saint-Benoît lui-même, une erreur de manipulation du smartphone me rend responsable d’une image fantomatique que je finis par trouver belle. Il faudra trouver par soi-même les conditions pour réitérer cette faute démultiplicatrice.
La « librairie monastique » est emplie des textes ordinaires en de tels lieux. Dans le fond, entre crucifix et images pieuses, sont posés sur une table deux exemplaires jaunis du Cornet à dés et des Derniers poèmes, en vers et en prose, chez Poésie/Gallimard. Pas de trace, en revanche, des Œuvres complètes chez Quarto. Il faudra aller les chercher à Orléans, ici les lecteurs de Max Jacob ne sont pas un cœur de cible. Il y vécut pourtant de 1936 jusqu'à sa mort.
Avant de quitter les lieux, nous passons par le cimetière où repose désormais Max Jacob, mort à Drancy le 5 mars 1944 après avoir été arrêté par la police allemande le 24 février sous le prétexte d’une origine ashkénaze, et sans doute en raison de son homosexualité, dans le but de le déporter et de l'assassiner. Ses appels au secours seront restés vains.
Max Jacob par Marie Laurencin, 1907
André Maire, Les baigneurs, 1937
MBA Orléans
« Les flammes blanches se tordaient autour des braies du zouave. Personne ne s'en apercevait, pas même lui. Il commandait : « Douzaine de Marennes, d'abord ! perdreaux froids en gelée, ensuite ! Et puis, champignons farcis ! Que dirions-nous d'un soufflé au rhum, avant les fruits ? » Sous la table il y avait de gracieuses nudités. Les flammes montaient avec des voluptés griffues. Un ange pleurait quelque part. « Vous ne voyez pas le feu ? » dit un enfant. »
Max Jacob, Derniers poèmes, Visions infernales, 1944
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Saint Benoît est pourtant durablement associé à son souvenir
RépondreSupprimerOui, sur le point précis de la librairie c'est incompréhensible et malheureux, en revanche mis à part ce lieu, l'endroit est préservé de la guirlande mystico-touristique qu'on pourrait craindre
SupprimerMax Jacob et Orléans : rencontre du feu et de l'eau, mariage fulgurant. Merci pour le texte et les photos.
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