Glissements et cacardages
Un soupir, et ce fut dimanche.
En descendant en ville acheter du pain, dans le seul commerce ouvert cette semaine (il est heureux que ce soit la boulangerie, son coeur supposé reliant les rares conversations de ceux qui restent) c'est tout à coup comme un raffut assourdissant dans le ciel. Les premières oies ont décidé de bouger. Elles passent, volant très bas vers le sud-ouest et col en V comme à leur habitude, tellement vite que je n'ai pas le temps de prendre la photo. Même le passage d'un train n'arrive pas à couvrir le brouhaha. L'oie « cacarde », me dit le copain de circonstance. Le mot a dû être appris à l'école, oublié aussitôt, enfoui sous d'autres mots plus urgents (comme à l'école, les mots se tirent la bourre, à qui battra l'autre, à qui sera le plus fort) et il arrive qu'il réapparaisse plus tard, comme neuf ou presque. On serait fier de l'avoir rattrapé. Et puis oublié, encore. C'est pourquoi on croit le retrouver, pour toujours, comme un vieil ami d'enfance, alors qu'on l'a certainement déjà croisé quelque part, mais sans le reconnaître.
Nous allâmes nous promener le long du chenal, entre le tunnel de Chalifert et le pont-canal de Condé-Sainte-Libiaire. Entendons cette musique. Où que l'on se trouve, on n'est jamais trop sensible au chant des toponymes. Les noms de pays rentrent sous la peau, là où ils sont nés, ils sont chez eux.
Le canal est une ligne droite de 12 km coudée aux deux extrémités. Sur la carte, dans la partie qui passe à Esbly, il ressemble à un fusil de chasse dont la crosse serait le port de Chalifert (ou au manche du théorbe ?) Il ne faut pas se tromper, sous des airs bucoliques, c'est une réalisation de la révolution industrielle.
Au bord du plus long des biefs, c'est un couple de jeunes gens. Ils sont venus à vélo avec un enfant sur le porte-bagage. La femme a apporté un accordéon diatonique dont elle joue. Ils sont peut-être venus par le chemin des andains, autre mot dont le sens évoque des saisons et un emploi révolus ; des migrations de populations travailleuses, aussi. Aucune nostalgie, pourtant. Les terrains libres environnants sont régulièrement occupés par des nomades dont les déplacements n'ont pas d'âge. Ils ont souvent maille à partir avec les riverains, et cette chicane n'a pas d'âge non plus.
Le passage d'une péniche est toujours un évènement anachronique, multiplié par la disproportion apparente entre la discrétion de son moteur et l'immense charge qu'il déplace. Sa lenteur est un scandale à l'époque des poids lourds, des camionnettes et des drones. Son déplacement, une glissade furtive sur une eau étroite en suspens, dessine un modèle sensuel insurpassable.
Au retour, une oie solitaire à la surface d'un débris coincé sous une pile du pont-canal. On dirait qu'elle a perdu le groupe. A-t-elle commis une erreur d'appréciation, était-elle fatiguée, malade ? Avait-elle enfreint une règle qui justifiât son exclusion ? Fut-elle l'oie boiteuse, l'oie noire du groupe ? Le groupe serait-il encore à sa recherche, désolé de l'avoir perdue ? Ou bien lui aurait-il fait une blague ?
Va savoir...
Elle cacarde tristement en notre direction, et nous ne pouvons lui répondre.
Le temps d'écrire ceci, tiens, je vais retourner vérifier ce qu'elle est devenue.
...
Une pause sur la route du sud, Merci de nous l'avoir permise avec elle...
RépondreSupprimerÀ la dernière nouvelle, il semble que l'individu(e) a rejoint la troupe !
SupprimerDifficile de vivre seul(e), dans le monde des nuages... :-)