Vivants ou morts
Comme un livre repris pour le chant de ses phrases, en lecture concertante, l'esprit vogue au bon vent frais sur mer belle, à peine quelques nuages vite emportés. L'horizon est calme, maîtrisé, croit-on. Un plan d'eau familier aux courants bien localisés, aux vieux maelstroms connus.
Soudain c'est le doute, un mot savant, ou vieilli, ou précieux dont le sens rechigne, et puis un autre. Comment relier les deux. Ces mots abrupts ne seraient-ils pas la partie émergée d'une figure plus vaste et inatteignable ? Le canot de sauvetage du dictionnaire est incompétent, on navigue au bord d'une île aux espèces rares et banales et l'on n'y voit rien, qu'une rive où un arbre est un arbre, une fleur est une fleur, et la poésie engloutie dans les abysses.
Mais le livre, dans son grand mensonge a l'honnêteté d'accueillir tout le monde, sa bienveillance est un refuge. Il est possible d'y revenir en arrière autant de fois qu'on veut, aucune urgence, aucun jugement. Reprenons, puisqu'il est permis de reprendre.
Bientôt, c'est l'évidence même, nous avons fait fausse route depuis le début. Un autre sens se cache sous les mots, les paragraphes, le livre dans son ensemble. La gymnastique des figures de style n'a pas d'autre goût que celui d'un beau spectacle dont les non-dits et l'implicite nous échappent. C'est raté, et ce n'est pas la faute du livre.
Notre bagage est trop maigre, il faut accepter de rejoindre avec fracas le groupe des mal-lettrés. Qu'allions-nous croire, à la fin. De quelle illusion nous bercions-nous jusqu'alors, quand nos efforts sont vains, le vocabulaire étriqué, la constitution insuffisante. Mais qu'importe, comme pour tant d'autres ignorants, qui sont aussi nos frères, le plaisir pris, l'isolement, le désœuvrement, toutes ces nécessités nous font poursuivre.
Pourtant, plus loin au milieu d'une page, tout à coup sans prévenir vient une phrase — en soi, rien n'indiquait qu'elle serait là, dans sa pure beauté —, elle vrille ses mots dans l'estomac et, justifiant par sa seule présence la nôtre au cœur du livre, ainsi poigné, empoigné, c'est à fondre. On s'y arrête longuement, bouleversé par une faveur que nous n'espérions plus. Rétrospectivement, le paradigme illumine à contrejour le texte que nous avions jusqu'à présent lu dans la brume. Dans la chapelle de l'alcôve on entendrait presque résonner des chants grégoriens.
Ainsi vivons-nous parmi les hommes, les femmes, les arbres et quelques chiens, vivants ou morts, en attendant la fin.
...
tellement juste !
RépondreSupprimerDans le labyrinthe du dictionnaire, des mots aboient, la caravane passe. Duke Ellington ne se trouve pas dans les noms communs : mêne en noir et blanc, on peut ressentir un certain "Mood indigo" au sortir du métro.
RépondreSupprimerVous suivre entre les mots que vous semez, comme de petits nuages en marque-page, entre les arbres, est un plaisir. Mais parfois, on sent que la pluie arrive et qu’il faut rentrer auprès du feu au plus vite...
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