Lettres, solution, dissolution
Sur la route de Gournay (sur-Marne), où je ne conduisais pas, m'amusant avec le smartphone sur le siège du passager avant, dit place du mort dans la langue populaire, entre deux prises de vue à caractère « expérimental », on ne se refait pas, je reçois un mail de Guy Deflaux. C'était, à l'endroit précis où l'auto s'engageait dans la bretelle en direction de Chelles, pour me donner comme promis la solution des mots croisés du mercredi de la semaine dernière, grille fournie par Guy, dit aussi Wana (wanatoctouillou pour wanagramme) dans le cadre de la ronde.
J'avais imprimé la grille afin de pouvoir la déplacer dans les pièces de la maison où je peux me concentrer suffisamment. Hélas, alors que Guy nous avait prévenus de leur facilité, je n'en avais rempli, quelques jours plus tard, qu'à peine la moitié. Compliments, cher ami, pour ce capiteux casse-tête.
La voiture a longé les travaux du Grand Paris Express (prétexte, pour rappel, d'un excellent livre d'Aurélien Bellanger), matérialisé ici par une tranchée monumentale de plusieurs centaines de mètres dont je n'aperçus que les grues, agitées de jolis mouvements circulaires en trois dimensions, et d'autres appareils de levée, de poussée, d'éclairage (ça bosse nuit et jour) en support à l'air libre de l'invisible tunnelier. La ligne 16 a pour but de « désenclaver » Clichy-sous-Bois, espérant de la sorte « mélanger les populations », autrement dit en langue populaire les Blancs, les Noirs et les Arabes, les riches et les pauvres, faire baisser le taux de chômage et dissuader ainsi les potentiels émeutiers, contre-émeutiers et autres fauteurs de trouble et troubleurs de fautes, afin de rassurer les investisseurs et leur permettre de faire un peu plus de pognon.
Un peu plus loin, alors que nous touchions au but, savoir un quartier ou vit une partie de la famille, nous sommes passés devant ce bistrot magnifique en centre-ville de Gournay. « Éloge du bar-tabac et de la belle meulière », comme me le faisait hier remarquer Hélène Verdier sur Instagram, où j'avais posté la photo. Dans la lumière du soir il avait fière allure, sous ses nombreuses lettres de noblesse républicaine.
Le souvenir remonte à la gorge comme une bouffée de tabac (trop facile) chez Eugène, le Central-Bar en face de la sortie de l'école à Dinan. Puisque j'y pense, la N176 n'était pas encore déviée, obligeant les poids lourds venant de Normandie, après une spectaculaire montée depuis le viaduc, à frôler les encorbellements des 16 et 17ème s.
Eugène, natif des Andaines dans l'Orne, je crois, passé par la boulange à Saint-Malo (j'ai oublié le nom de sa femme, j'espère qu'il me reviendra avant de terminer l'écriture de ce billet), Eugène avait racheté le fonds de Mme Robert, dont le mari faisait le taxi. Je me souviens de son inauguration, du premier demi qu'il a tiré du fût, un geste à prendre. En observateurs attentifs nous lui avions donné des conseils, et l'habitude avait fait le reste rapidement. La mousse seyait à sa petite moustache grise par-dessus un sourire cordial. Ses lunettes métalliques à monture carrée le faisaient ressembler à un personnage de Gotlib, peut-être au prof un peu coincé qui présente la Rubrique-à-brac lorsque celui-ci, chatouillé par une plume d'autruche, se plie en quatre de rire.
À la sortie des cours et à l'heure de l'apéro il y avait là une clientèle d'habitués, au bar mais aussi autour des tables, chacun à sa place presque attribuée. Pêle-mêle, un marchand de chaussures, un prof de français, un commercial en robinetterie, des élèves bien sûr, un prof de philo, un notaire, une commerçante de falbalas, un vendeur de tissus, un prof d'allemand, des types et des nanas dont je ne me souviens plus l'activité précisément... Hétéroclite, au fond. Et puis il y avait Isabelle, que je n'oublierai jamais car nous remplissions souvent ensemble des grilles de mots croisés. J'en perds, pourtant, dans le millefeuille vertical du temps qui passe. Curieusement, je n'ai pas souvenir de graves inimitiés, mis à part quelques broutilles d'ordre politique, parfois radicales cependant. Aucune bagarre, juste quelques cuites agitées mais sans plus. Le bar disposait aussi de trois ou quatre chambres sommaires sous les toits, en cas de nécessité.
Après les études à Rennes, qui m'avaient déjà décentré, j'ai quitté l'endroit définitivement, je ne revenais plus qu'à de rares occasions, j'y voyais mes parents et quelques amis, Isabelle, et puis je n'y suis plus retourné que pour des obsèques, des histoires de notaire, de succession.
De retour à Dinan au printemps de l'année dernière, j'ai retrouvé une ville muséifiée, certes, puisque « patrimoine » il y a, difficile pour elle d'y échapper, mais en travaux, ainsi que je l'ai toujours connue. Je n'ai pas revu Eugène, j'ai appris par le seul ami encore sur place que sa femme était disparue, Isabelle aussi, et puis quelques autres.
Je ne retrouve toujours pas son nom. Il le faudra pourtant, et puis l'écrire ici.
(Dinan, rue de la Lainerie vers la place des Cordeliers, mars 2016)
...
Nicole ?
RépondreSupprimerArD
Bien joué, mais non.
SupprimerJ'avoue que NLO, NOCEBO... m'ont laissé de marbre.
RépondreSupprimerBravo pour la photo du café bar-tabac devrait être classé monument historique dans la liste du patrimoine (ou du "matrimoine"... comme l'écrivent d'anciens lecteurs d'Hervé Bazin) : il suffirait d'y inviter Stéphane Bern qui pourrait en faire payer l'entrée (en plus du demi).
Il est à penser que Stéphane Bern, s'il lui venait à l'idée de pénétrer dans les lieux, serait accueilli d'une façon tellement rustique qu'il pourrait être amené à réviser sa douloureuse initiative.
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