Lectures en chemin







Partis hier de bon matin pour Rosny-sous-Bois et avec pour « mission » une grosse liste de courses aux multiples commanditaires. On y trouve, à la frontière avec Montreuil et dans une friche industrielle réhabilitée, une officine emplie des produits de la Baltique. Du saumon fumé, pour ceux qui aiment, des œufs de poisson, des légumes d'hiver, des bocaux de soupe et de l'alcool fort, pour ceux qui. Beaucoup de manœuvres en caoutchouc, bottes blanches gants bleus, et des clients autour.

La ville est éventrée, coupée en deux par les travaux du Grand Paris, on sentirait presque un gros grouillement de l'intérieur, ses exhalaisons de ferraille et d'argile. Mais c'est la nouvelle vie qui se construit là autour, sur les décombres de l'ancienne. Avec pour récompense les nouveaux réseaux d'adduction et de distribution, d'addiction et d'évacuation. Et chacun ensuite d'aller chercher sa place ou sa fonction là-dedans, depuis la cale jusqu'aux mâts et vogue le navire.






On a pris au passage l'ami revenu définitivement de sa campagne du Perche. Vieillesse faisant, on se rapproche des vivants et de leurs supposés réseaux d’entraide. Pour l'instant, et pour lui en l'occurrence, ça fonctionne sans regrets, et ce constat ne laisse pas tout à fait indifférent.


Sur le parking en étage du Leclerc, la voiture dont les portes ne ferment plus à clé m'oblige à rester comme en faction à la place du mort. Mais il y a toujours quelques photos à faire, et puis j'ai pris un livre, c'est l'Usage du monde de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet (1963), dans une version numérique aux illustrations affadies. Par contre il est facile ensuite de retrouver les marque-pages virtuels, le plaisir du feuilletage en moins. Bouvier a 24 ans quand il écrit le récit de son voyage depuis Belgrade jusqu'en Afghanistan, en 1953 et 1954.

« Tabriz nourrissait – plutôt, aurait dû nourrir – environ deux cent soixante mille âmes, parmi lesquelles : les Arméniens, une trentaine d'étrangers, et deux lazaristes français. Pourquoi ces pères, alors qu'il n'y avait ici ni Français, ni convertis musulmans. Comment ? On ne savait plus bien, mais ils étaient là, et nulle solitude n'était plus amère que la leur. J'allai les voir dans l'idée de leur emprunter quelques livres ; depuis Belgrade, je ne m'étais plus mis une page de français sous la dent. La Mission se cachait derrière le Consulat français. Vers midi, j'y trouvai les deux compères, se promenant, mains dans le dos, le long d'un rayon de soleil. On eut vite fait connaissance. Le Supérieur, un géant alsacien, sanguin, lent et barbu, venait d'arriver. Son second, le père Hervé, était là depuis cinq ans déjà ; un Breton dans la quarantaine, dégingandé, avec une petite tête de chanterelle, des yeux fiévreux et l'accent de Quimper. Il me fit entrer dans une chambre en désordre : fusils de chasse, mégots, une pile de romans policiers et des copies d'élèves furieusement annotées au crayon rouge. Des cartouches de chevrotine traînaient sur une soutane reprisée.
— J'ai tous les vices, dit-il avec un sourire las, et c'est mieux ainsi.
Ses mains tremblaient en allumant ma cigarette. Sans doute avait-il fait de brillantes études en France, et ici, pour l'amour de Dieu ou de la Maison-mère, il passait ses nuits à corriger les misérables dissertations des étudiants de l'Université qui, la plupart du temps – ce n'était pas leur faute – ne comprenaient même pas le sujet proposé. Il n'avait plus guère d'illusion sur la ville. 
— L'Islam, le vrai ? c'est bien fini... plus que du fanatisme, de l'hystérie, de la souffrance qui ressort. Ils sont toujours là pour vociférer en suivant leurs bannières noires, mettre à sac une ou deux boutiques, ou se mutiler dans des transports sacrés, le jour anniversaire de la mort des Imam... Plus beaucoup d'éthique dans tout cela ; quant à la doctrine, n'en parlons pas ! J'ai connu quelques véritables Musulmans ici, des gens bien remarquables... mais ils sont tous morts, ou partis. À présent... le fanatisme, voyez-vous, reprit-il, c'est la dernière révolte du pauvre, la seule qu'on n'ose lui refuser. Elle le fait brailler le dimanche mais baster la semaine, et ici il y a des gens qui s'en arrangent. Bien des choses iraient mieux s'il y avait moins de ventres creux.
 Le supérieur hochait la tête en silence.
— Notre travail ici ne sert à rien, dit encore le Breton ; à la dernière messe de Noël, j'étais presque seul dans l'église... mes quelques paroissiens n'ont pas même osé venir. C'est la fin. Et puis, pourquoi viendraient-ils ? Pauvres gens !
Pauvre père ! j'aurais voulu lui déboucher une bouteille de Muscadet sous le nez, poser un paquet de Gauloises sur la table, et le faire parler de sa province, de Bernanos, de saint Thomas, de n'importe quoi, parler, parler, vider un peu son cœur de tout ce savoir inemployable qui l'aigrissait.
— Pour les livres, reprit-il, allez voir à la Bibliothèque de la Faculté ; ils ont reçu quelques vieux lots de France – tout ce qu'on jetait sous Jules Ferry – vous trouverez d'excellentes choses. Quant aux policiers, ajouta-t-il avec un peu d'embarras en désignant ceux qui couvraient son lit, je ne peux pas vous les prêter, ce sont ceux du Consul qui les relit sans cesse. Que voulez-vous, il n'a rien à faire et le temps lui dure ici.
Le vendredi, le père Hervé s'en allait seul à la chasse, passer chrétiennement sa colère sur les loups : « Venez avec moi après-demain, si vous voulez, j'avertirai le brave homme de la camionnette. » Mais cette proposition était faite avec si peu d'entrain que je n'y donnai jamais suite. Le Supérieur me raccompagna jusqu'à la porte. Il posait timidement la main sur mon épaule, comme pour s'excuser de l'amertume de son subordonné. Il ne disait mot. L'air d'être un patient, un roc, avec des nerfs lents à s'émouvoir. Celui-là, la ville et l'exil ne l'auraient pas. »

Plus loin :

« Vis-à-vis de l'occident et de ses séductions, l'Afghan conserve une belle indépendance d'esprit. Il le considère avec un peu le même intérêt prudent que nous, l'Afghanistan. Il l'apprécie assez, mais quant à s'en laisser imposer...
Il y a à Kaboul un petit musée admirable où l'on expose les trouvailles des archéologues français qui, depuis la proclamation d'indépendance, fouillent en Afghanistan. D'autres objets aussi. Un peu de tout : des fragments de collection, une belette empaillée, des monnaies qu'on retrouve en réparant les égouts, du cristal de roche. Au rez-de-chaussée, dans une vitrine en retrait et consacrée aux costumes, on pouvait voir en 1954, entre une jupe de plumes maori et un manteau de berger du Sin-Kiang, un pullover assez commun portant l'indication « Irlande », ou peut-être « Balkans ». Rouge aniline, tricoté main sans doute, mais un pullover... mon Dieu ! tel qu'on en voit chez nous dans le train, octobre venu. Mis là par inadvertance ? J'espère bien que non ! Bref, je l'ai regardé longuement, avec un œil nouveau et je confesse que d'un point de vue objectif, la civilisation représentée par cette camisole lie-de-vin faisait pauvre figure à côté des plumes du paradisier et de la pelisse kazak. Décemment, on ne pouvait que s'en désoler. On n'était en tout cas guère tenté d'aller voir le pays où les gens portaient « çà ».
 Cette présentation m'a enchanté : l'impression qu'on m'avait joué un de ces bons tours à la Swift qui font battre le cœur et sauter une marche à l'entendement. D'ailleurs, une pincée d'afghano-centrisme était la bienvenue après vingt-quatre ans de cette Europe qui nous fait étudier les croisés sans nous parler des Mamelouks, trouver le Péché Originel dans des mythologies où il n'a rien à faire, et nous intéresser à l'Inde dès le moment où des Compagnies marchandes et quelques courageux coquins venus de l'Ouest ont mis la main dessus. »




Et encore (il doit y en avoir, du monde, au Leclerc !)


« Depuis deux heures, nous apercevons cette tchâikhane, posée comme un objet absurde au centre du désert gris fer. Quand le vent de sable la cache nous ralentissons pour ne pas la manquer, puis la vue se dégage, et on la retrouve qui navigue à des lieues devant nous. Mais, si lentement qu'on roule, on l'a rattrapée tout de même vers onze heures du matin : une coupole de terre sèche d'un galbe parfait dont l'intérieur noirci de fumée reçoit un peu de lumière par un trou percé au sommet.
En Perse où l'on s'autorise pourtant bien des choses, il est interdit de péter, fût-ce en plein désert. Quand Thierry qui somnole sur le bas-flanc, à demi gâteux de fatigue, enfreint cet usage, la patronne se retourne comme une vipère et le menace de l'index. C'est une vieille coquine osseuse et sale qui va et vient dans sa cambuse, deux énormes matous sur les talons, et chantonne d'une voix rauque en attisant le samovar. Le thé servi, elle s'étend sur le dos et se met à ronfler. Quant à son homme, il dort contre la porte sous un drap constellé de mouches, confit dans l'odeur de l'opium.
Lorsque les yeux sont faits à cette demi-nuit, on voit qu'une source sort de terre au centre de la pièce, alimente un petit bassin rond, et disparaît, deux pas plus loin, dans les profondeurs du sol. Quelques poissons incolores, montés par cette veine d'eau souterraine, dérivent paresseusement dans le bassin, ou tètent l'écorce d'une pastèque qu'on y a mise à rafraîchir. Un sac de lait caillé s'égoutte au-dessus de l'eau avec une lenteur engourdissante. Midi a dû passer. Dehors, c'est toujours le vent de sable, et le soleil tape comme un tambour. Il faut attendre : nous ne pouvons pas rouler avant cinq heures sans risque de faire éclater nos pneus. De temps en temps, un des poissons saute pour gober une mouche avec un miraculeux « plop » lacustre qui nous renvoie loin en arrière dans nos souvenirs. »




Mais déjà mes compères sont de retour, avec un chariot épais comme le butin d'un casse. Il est grand temps de rentrer.
À la maison le chat est toujours endormi, délicatement agrippé à sa petite cosmogonie.



...




Commentaires

  1. Il est comme effacé, le temps du muguet...
    Finalement, c'est bien, l'usage du parking !
    Bouvier immobile, tout un paradoxe.
    Belles photos pour patienter…

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il faut des pionniers, et les lecteurs d'être emportés entre leurs murs...
      Merci pour l'effort de lecture dans les « petits » caractères ! ;-)

      Supprimer

Enregistrer un commentaire