La voix humaine













   Lorsque la pluie, le froid, la brume et ses brouillards, le vent, la grêle, bref l'hiver, dans son design oppressant, deviennent trop lourds et déprimants, souvent la touche magique d'un cousin breton bibliothécaire intervient. Sautant d'un bond de géant les kilomètres, c'est une photo, un conseil de lecture, une amitié, un encouragement. « Haut les cœurs », semble dire l'émetteur. 
Ce sont les brise-larmes du sillon de Paramé, la plage de l’Éventail, le Fort National, le Grand Bé. On aperçoit à l'horizon de certaines de ses photos l'île de Cézembre où, curieusement, les profs du siècle précédent nous emmenaient parfois en promenade scolaire, avec pour seule consigne de ne pas trop quitter la plage, alors que, aujourd'hui encore, les démineurs de la Marine nationale sont à l'ouvrage sur la majeure partie de son périmètre, bombardé intensivement par les alliés en août 44. 
« On ne déplore aucun blessé» devaient-ils se dire au retour dans la salle des profs.
Jouissant depuis longtemps, à l'égard de la Bretagne, du privilège de l'éloignement, à l'exemple du mage Balthazar et selon la belle formule de Michel Tournier, je redécouvre les images sublimes qui arrivent sur mon écran avec leur dose d'éternité.





Sous la même latitude, mais beaucoup plus à l'est, le fleuve a gonflé, nourri des déluges précédents sur les hauteurs du plateau de Langres, et tout alentour. Les rivières ne s'écoulent plus, le courant reflue aux points de confluence, les plaines gorgées se noient sans un bruit. On entend parfois ronfler le rotor d'un hélicoptère de la Sécurité civile. Quelques routes et chemins sont encore hors d'eau, les propriétaires les plus riches, ou les plus chanceux, ont pris les devants et sont au sec à l'hôtel ou dans leur famille. Restent quelques petites gens, des manouches, des roms. Certains ont mis à profit depuis longtemps le flou juridique entourant les berges du fleuve pour y vivre en semi-sédentarité dans des constructions aux pilotis à l'avenant. Mon voisin, ancien médecin de la commune, considère cette inondation avec fatalisme. Il se souvient, lors d'une des grandes crues de l'après-guerre, avant la construction des barrages, avoir dû se rendre en barque dans une « île » auprès d'une parturiente, et devoir y passer la nuit. « En somme, nous vivions bien », me dit-il souvent, peut-être sans avoir lu Les terres du couchant de Julien Gracq, mais sans doute bien plus d'autres livres que je ne lirai jamais.





Dimanche dernier il y avait un concert, dans une ville vers Paris, organisé et chanté par une association de choristes où je compte beaucoup d'amis, et à laquelle je donne un coup de main à l'occasion (mais pas de ma voix, heureusement pour eux, en dépit des demandes formulées depuis bientôt 25 ans). Leur programme était la Misa tango, de Martin Palmieri, messe pour chœur avec ensemble musical resserré autour d'un piano, d'une contrebasse et d'un bandonéon. Le chef avait, pour l'occasion, sollicité la présence de deux de ses élèves soprano du conservatoire. Deux belles voix teintées de mezzo, juste ce qu'il faut pour ce répertoire.




L'une d'entre elles, sans doute très émue devant un public venu nombreux, prit son air difficilement, manquant de souffle, un quart de ton en-dessous ; les yeux perdus et les mains aussi. Puis elle se reprit, définitivement. Le métier avait pris le dessus. Mais pendant quelques secondes, sa voix, fragilisée mais courageuse, au point de vue musical fautive, sans aucun doute, avait pris une force, une vérité – au moins le ressentis-je ainsi – d'une évidence implacable. Débarrassée de ses contraintes savantes et virtuoses, c'en était presque devenu le chant d'une campagnarde, ou d'une fille espagnole. C'est que je ne pouvais me détacher de la lecture d'un texte qui venait d'être chanté par le chœur a cappella pendant la première partie : Cantos de la Tierra, Tierra seca, de Federico García Lorca, mis en musique par Dante Andreo. 
La beauté de cette lecture, accompagnée d'un air qui pourtant ne la concernait pas, mais faisait corps, dans son humanité, avec elle, fit que pendant un instant je m'abimai dans une émotion sans fond. Une fêlure s'était entrouverte par les hasards combinés de la voix humaine, du manque d'assurance et de l'inattention. 
De retour en voiture derrière les essuie-glaces affolés, je repensais aux photos puissantes que nous avions vues au Didam de Bayonne en avril 2016, alors que nous rendions visite à une amie. Les villages et les gens pris en photo par Carlos Saura, une expo intitulée España años 50. Je revoyais les visages, la force des regards, les foules et la misère, le sec des paysages.





Je revis encore celle qui, en Bretagne, m'avait fait découvrir Cria cuervos et Bodas de sangre. Je ne me souviens plus s'il pleuvait.
Ce soir, l'Adour est-il lui aussi en furie ?







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Commentaires

  1. J'ignore si Piaf a chanté un jour du Garcia Lorca (on n'entend plus Paco Ibanez), mais cette mise en musique devait être belle, alliée à ces souvenirs de photos de ce grand cinéaste...

    Les images rapportées sont tout à fait "exposées" ici avec ce texte "gracquien" !

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  2. Piaf y serait sans doute allé de bon cœur, et l'accordéon chromatique n'est qu'un bandonéon avec beaucoup plus de touches !

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  3. Les émotions sans fond ont une nappe fré-otique...
    ArD

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    1. Votre commentaire n'est pas noyé dans l'oreille d'un sourd ! :)

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  4. La fragilité d'une voix crée la beauté et l'émotion - contre les doctrines des professionnels de tout poil !
    Merci
    Amicalement
    Carole

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