Des planètes



Ça a commencé bizarrement, en regardant une chaîne d’info en continu. Une fois entendues les nouvelles surréalistes habituelles, il y était question d’un couple retenu plusieurs mois dans la Station Spatiale Internationale à cause de la défaillance mécanique d’un véhicule de liaison, ce qui aurait rendu l’opération du retour sur terre dangereuse. Après plusieurs mois d’attente, l’heure de la délivrance était arrivée, par l’entremise d’une société appartenant à Elon Musk. Sur les images, on découvrait une femme astronaute rayonnante, dont l’immense chevelure flottait librement dans l’apesanteur d’une pièce tubulaire et complexe, comme on en rencontre dans les films d’anticipation des années Kennedy, Johnson, puis Nixon. Ce tableau magnifique n’était pas non plus sans rappeler la Méduse de Caravage visible au Musée des Offices. Mais une Méduse apaisée qui serait devenue sympathique, souriante, souple, mobile. Une chevelure argentée dans un univers marin où les hommes, bien que surnuméraires, semblaient jouer les utilités ; en tout cas dans cet extrait vidéo, qu’un réalisateur inspiré aurait pu accompagner de la musique de Mike Oldfield, Tubular Bells.


Un peu plus tard, dans la salle d’attente d’un ophtalmologue réservé depuis plus d'un an, je feuilletai un exemplaire de l’Obs relativement récent. Dans les pages réservées à la littérature, on pouvait lire la critique d’un livre de Sophie Fontanel, Défilé au Louvre. Il était rappelé que l'autrice avait aussi écrit, à l’époque du confinement, sur la chevelure, en particulier la chevelure blanche qui selon elle devrait être la résultante d’un choix esthétique. Je ne voyais pas bien où elle voulait en venir, sans doute par ignorance de ma part, mais les milieux grands bourgeois dans lesquels évolue cette journaliste me semblent a priori déjà informés, et la chose y devrait être entendue. Alors, qui tenait-elle à convaincre, à qui s’adressait-elle ? A elle-même ? Possible, mais rien dans l’article ne le laissait penser. D'ordinaire, on vit dans un monde où l'argenté le dispute à la grisaille, et où la blondeur est un souvenir, ou une marginalité.


Néanmoins ce Défilé au Louvre m’avait titillé. Il était prévu d’aller à Paris courant mars, histoire de sentir l’air d’un ancien pays et afin de revoir quelques chères personnes. Bien entendu j’ai contacté ce cher Olivier, voir s’il était possible de se rencontrer, c’est si rare. Il nous a proposé de venir mardi, ma compagne et moi avec ma belle-fille. Il avait un créneau et on serait plus tranquilles pour voir l'expo qu'il avait en projet depuis si longtemps. Nous nous sommes promenés ensemble dans le département des Objets d'art (« de Byzance au Second Empire ») où, en effet, la « mise en scène » est spectaculaire et surtout, pertinente. Je ne suis pas coutumier du monde de la mode et du luxe, loin s’en faut, même si dans mes souvenirs, précis en l’occurrence, Oliver dès l’enfance affirmait un penchant pour ce genre démonstratif et performant. Les grands-parents étaient séduits et nous, bien sûr, on jouait le jeu. J’ai pris quelques photos rapidement, sans doute pas au bon endroit, mais on peut les voir partout, les photos des créations de ces grands couturiers, présentations oscillant entre le monde la mode et celui de l’art. Au milieu du vertige, en passant devant la Vierge à l’Enfant de la Sainte-Chapelle, par exemple, difficile de contenir son émotion. Il faudrait y passer une journée, et c'est toujours trop court.








Le jour même, j’ai été obligé de retenir des places pour pouvoir entrer dans Notre-Dame, mais pour le surlendemain seulement. L’afflux de touristes impose paraît-il cette procédure. Nous sommes arrivés en avance, l’air était frais, il y avait du soleil. Le parvis n’était pas plus encombré que d’habitude, m’a-t-il semblé, alors on a pris la file fluide de ceux qui n’avaient pas réservé, pourquoi attendre. En arrivant sous le portail central, à hauteur de vue des élus et des damnés, le smartphone a vibré. Le numéro affiché m’a fait comprendre ce qui était arrivé. Micheline, 95 ans. « Quelle vie ! » ai-je répondu à son fils Bruno, qui me confirmait qu’elle venait de mourir. Je n'ai pas la foi, mais il est permis de croire aux signes.
J'ai réussi à amortir ce coup à l'estomac puis, rapidement emporté par le flux dans la nef d’une luminosité inconnue jusqu’alors, là aussi j’étais ailleurs. Tout juste me suis-je rappelé la cérémonie d’il y a quelques semaines, les images que tout le monde a vues. Une avalanche d’images, jusqu’à l’écœurement. Des personnages dont on se serait bien passé. On est sortis de là sans avoir quitté sa file, comme pris dans une lente digestion.


Le lendemain de notre retour, wagons neufs et ciel de traîne, aération de la maison (il faudra que je vienne à bout de cette odeur de moisi dès qu’on s’absente plus de 48 heures ; je suis pourtant intervenu sur les points cruciaux, qu’ai-je donc oublié ; musique lancinante des questions matérielles), on apprenait à la radio la mort d’Émilie Dequenne. J’en fus abasourdi. Peiné, à l’extrême. Dans le même temps les obsèques de Micheline étaient programmées pour le mercredi suivant. Objectivement, je me surprenais à ne pouvoir dissocier les deux douleurs. J’ai compris par la suite que la disparition de l’actrice avait bouleversé pas mal de monde, mais à ce moment précis il était flagrant qu’une douleur était en orbite autour de l’autre, comme un système planétaire mystérieux d’une gravité insurpassable. Sur Arte TV nous avons regardé le film d’Emmanuel Mouret, Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait, son écriture remarquable, souple et précise. Il y a un plan, vers la fin du film, où la chevelure d’Émilie Dequenne elle aussi semble jouer avec un décor façon dix-huitième. Ou bien était-ce ma pensée qui traînait encore au Louvre, parmi d’autres fantômes.



Les obsèques de Micheline eurent lieu au crematorium du Cimetière Monumental de Rouen. Derrière l’austérité de cette appellation, une cérémonie sobre. Mon cousin Bruno a eu la force de chanter une chanson de Louis Chedid en s’accompagnant au piano, alors que les mots qui me réveillaient la nuit depuis plusieurs jours me sont restés coincés dans la gorge. Il est heureux que quelques-uns d’entre-nous aient la force de surmonter leur propre douleur.
Sur la route du retour, en voiture cette fois-ci, nous avons écouté un concert de Samara Joy enregistré à la Philharmonie de Paris. Nous étions allés la voir au théâtre de Coutances au début du mois, alors qu’elle entamait une tournée en France. La directeur du théâtre (et du festival de jazz), Philippe Bas, avait réussi à la faire venir (« pour la première, et sans doute la dernière fois ») avait-il dit, lucide. Samara Joy aussi portait une très belle robe (ma photo ne lui rend hélas pas hommage), une robe que j’ai trouvée plus jolie que celle portée à la Philharmonie. Et ses cheveux restèrent noués, à l’inverse de sa voix d’une richesse remarquable.



Des robes, des cheveux et des planètes, va comprendre.





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