Va-et-Vient N° 13 du 4 mai 2024 : « L'invention d'un hasard », par Jérôme Decoux

 Avant-dernière étape de cette recension. Le 4 mai 2024 je publiais un texte de Jérôme Decoux, auteur du blog Les ateliers du déluge. Sur le thème de...



L'invention d'un hasard




Je lui ai dit : « parce que notre rencontre, là, c’est pas un hasard ? »

Il n’a rien répondu, juste versé encore un peu de cet alcool brun dans les petits verres posés sur le bois de la table. J’ai continué : « Pas un hasard, la nuit sombre, pas un hasard, la route de campagne, pas un hasard, le raccourci que j’ai cherché pour rien, et bien évidemment, l’auberge abandonnée au coin d’un bois, pas un hasard ? » 

Et comme cette tirade bien trop longue m’avait donné soif, j’ai vidé mon verre. Il a monosyllabisé « non » et rempli mon verre. Il y a eu un silence, et j’en ai profité pour regarder la pièce pénombreuse :  les murs en rondins ou trône une tête d’élan, la triple rangée de verres et de bouteilles, encore redoublée par le grand miroir derrière le comptoir en pin, les lampes pendant éteintes haut au-dessus les tables carrées. Il a repris la parole : « Vous êtes architecte, donc, la planification, ça doit vous parler. Bref, non, il n’y a pas de hasard. Tout est organisé, depuis le début, là, la genèse. Tout est calé, écrit, le jour la nuit, le ciel, la terre, en passant par les pluies de sauterelles et au bout du bout, les quatre chevaliers, et les trompettes. Ou, si vous préférez, le big-bang, la génétique, les atomes… dans tous les cas on est sur des rails. » Bien ma chance, le mutique se révélait bavard, et du genre théologique ! Mon regard s’est égaré vers le jeu de fléchette au fond de la pièce. Il a dit : « Non, ça, c’est pas un jeu de hasard, c’est de l’adresse. »

J’ai pensé m’énerver, et puis, je me suis dit que tout bien pesé, il valait mieux rentrer dans son jeu. Coincé au milieu de nulle part en pleine nuit, j’avais déjà de la chance de ne pas devoir dormir dans la voiture. Alors j’ai répondu : « Mais quelque part c’est pareil, si tout est décidé.

- ‘Xactement. Et si on va par-là, les jeux dit de hasard eux-mêmes n’en sont pas.

- Vous voulez dire que ça serait l’intervention bienveillante et discrète de la Toute Puissance en faveur de ceux qu’elle a décidé de favoriser ? »

J’ai vidé mon verre et continué, pris au jeu : « Et pourquoi non ? Mettre sa fortune, ou même un sou, au bon gré des cahots d’un dé ou l’ordre d’apparition de quelques cartes coloriées, est-ce que ça n’est une forme de foi ? »

Il m’a resservi et ajouté : « et peut-être plus grande que celle des timides qui se confinent dans une vie craintive… Alors pourquoi n’en serait-on pas remercié et félicité de la sorte ? là, tout de suite ? Sans attendre l’outremonde ou le Jugement dernier ? »

Il y a eu un silence, et il a conclu : « les protestants ne pensent pas tellement différemment : la fortune est la preuve évidente de la grâce. » 

Je m’appliquai, mais, la fatigue, peut-être aussi l’alcool, j’avais du mal à suivre. J’ai dit, un peu au hasard : Mais alors, que tout soit arrangé,  il y en a un que ça ne doit pas arranger ». 

Et j’ai cru bon de préciser, comme pour enfoncer le poing sur le i : « Le diable. » 

L’autre a opiné en me resservant : « Oui, lui, à ce jeu, il perd toujours. Ne ramasse que des âmes que son acolyte a déjà décidé de lui abandonner. 

- Mais alors, les soient disant contreparties en échange de son âme, c’est bidon ? Faust, et tous les autres, ils ont acheté au prix fort tout ce qu’ils devaient recevoir de toute façon ; cher payé, non ? 

- Oui, sauf que leur âme était déjà promise au diable, donc, marché de dupe de part et d’autre. »

J’ai pensé qu’en même temps, c’est peut-être ces âmes perdues d’avance qui sont les plus intéressantes.  Et puis je me suis dit : mais si tout est prévu, calé, organisé, d’avance et depuis toujours, même le hasard doit être prévu, non ? je veux dire l’idée de hasard… J’avais dû penser à haute voix, parce qu’il m’a encouragé d’un clin d’œil. Verts, ses yeux. J’ai demandé : « Mais alors qui l’a inventé ? Pas le bon Dieu, puisque dans son plan il n’y a pas de hasard. Et pas le diable, puisqu’il est la marionnette de l’Autre. »

J’ai reposé mon verre dans la petite flaque d’alcool qui vernissait la table. Il a chuchoté avec un sourire : « Sauf si le diable vient en premier : la Genèse, ça commence par le chaos, non ? et le chaos, c’est bien le terrain de jeu du diable ? »

A la vérité, je n’écoutais plus vraiment ; je commençais à me dire que si le hasard n’existait pas, il devait y avoir une raison, un motif, bref, pourquoi j’étais là, assis dans cette auberge, abandonnée, au bout d’un raccourci que je n’avais pas trouvé, après une longue virée sur une route de campagne, à parler théologie avec un inconnu. Il continuait : « Sauf que même le chaos, à la longue - on parle de l’éternité - c’est fastidieux. Alors il invente dieu, pour mettre un peu d’ordre ; et comme c’est le diable, il sabote son propre plan... lui, il dirait qu’il le pimente. En inventant Dieu, il invente un hasard suffisant pour en même temps ordonner le monde et fiche un bazar incommensurable jusqu’à la fin des temps. »

A ce stade, j’étais assez saoul pour accepter n’importe quoi. Et ça tombait bien, puisque à ce moment,  il y a eu une grande lumière, et quand mes yeux ont pu reprendre un peu contact avec le monde visible, l’étranger n’était plus là devant moi et moi je n’étais plus dans l’auberge, accoudé au bois un peu collant de la table, mais dans ma voiture, affalé en travers des sièges avant, et, à travers le pare-brise, je les ai vu.


 Jérôme Decoux


& une petite musique stridente dans l’espoir qu’elle éclaircirait le mystère


Illustration : Eugène Trutat, la vieille auberge à Cornusson, Parisot (Tarn-et-Garonne), Gallica/bnf



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